2024-01-12 Retirer la loi immigration pour ne pas laisser l’extrême droite gagner par Claire Rodier

Claire Rodier

Claire Rodier Juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti)

Retirer la loi immigration pour ne pas laisser l’extrême droite gagner

Du chapeau de l’apprenti sorcier Macron est donc sorti le pire : l’adoption par le parlement d’une loi sur l’immigration qui, fruit du compromis qui s’est négocié entre le gouvernement et la droite du Sénat, pulvérise les droits fondamentaux. Loin de définir une politique cohérente, le texte, constitué d’un empilage de mesures souvent hétéroclites, parfois inconstitutionnelles, va entraîner des dégâts irréparables pour une très large majorité de la population étrangère vivant en France.

Dans le projet porté par le ministre de l’Intérieur et le ministre du Travail depuis un an, le déséquilibre était déjà tangible entre les mesures présentées comme « positives » et l’orientation répressive de la réforme. Il est devenu abyssal.

Cette orientation ne frappe pas seulement ceux que Gérald Darmanin croyait pouvoir appeler « les méchants », par opposition à des « gentils » que son projet prétendait intégrer. Ce sont bien tous les étrangers, quels que soient leur statut et leur ancrage en France, qui sont dans le viseur. Une loi d’insécurité permanente

Au nom de la « fermeté », la loi supprime toutes les protections prévues en matière d’obligation de quitter le territoire, et la plupart de celles qui empêchaient l’éloignement des personnes ayant de fortes attaches en France ; elle rétablit le délit de séjour irrégulier, pourtant jugé inutile, il y a peu, par… le ministre de l’Intérieur ; elle affaiblit les garanties reconnues aux étrangers dans les procédures juridictionnelles ; elle recourt de façon obsessionnelle aux notions floues de « menace pour l’ordre public » ou de « non-respect des valeurs de la République » pour refuser l’accès ou le renouvellement du droit au séjour, et pour expulser.

Mais ce n’est pas tout. La loi durcit aussi les conditions du regroupement familial ; elle restreint l’accès aux prestations sociales ; elle remet en cause le droit du sol ; elle étend les cas de déchéance de nationalité ; elle limite le droit de rester en France des mineurs isolés pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance ; elle rend plus difficile le séjour des étudiants étrangers et des demandeurs d’asile.

Les dispositions de la loi immigration sont une façon de rappeler aux
étrangers qu’ils sont au mieux des personnes de passage qu’on tolère,
au pire des ennemis

Autant de mesures destinées à maintenir les étrangers, y compris ceux qui sont régulièrement installés sur le territoire, dans une insécurité permanente, souvent doublée du risque de précarité sociale. Une façon, aussi, de leur rappeler qu’ils sont au mieux des personnes de passage qu’on tolère, au pire des ennemis : Emmanuel Macron n’a-t-il pas estimé que l’immigration est un « problème », et la loi adoptée « le bouclier qui nous manquait » ? Fausses « avancées »

Pour faire croire, contre toute évidence, que l’accord conclu avec la droite parlementaire comporte des avancées positives pour les étrangers, le gouvernement en a été réduit à recourir à des approximations mensongères.

Ainsi Elisabeth Borne a-t-elle proclamé, au lendemain du vote, que « pour la première fois dans l’histoire de la République, nous allons interdire les mineurs dans des centres de rétention administratifs ». En omettant de préciser que la détention de mineurs étrangers a valu à la France plus de dix condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme depuis 2012, que la loi qui vient d’être adoptée exclut de cette interdiction les zones d’attente où plus de cent enfants sont enfermés en moyenne par an, et qu’elle ne sera pas applicable à Mayotte, département dans lequel près de 3 000 mineurs ont été détenus en 2022.

Gérald Darmanin s’est pour sa part félicité, lors de la séance des questions au gouvernement de l’Assemblée nationale le 19 décembre, que « pour la première fois […] la loi de la République va permettre d’avoir des régularisations ».

Or il fait comme si la mesure phare de son projet, celle qui concernait la régularisation spécifique des sans-papiers exerçant un « métier en tension », n’avait pas été totalement vidée de son contenu après qu’il a rendu les armes face à l’hystérie d’une droite invoquant les risques d’« appel d’air ».

D’un droit à la régularisation, on est en effet passé à une simple possibilité, subordonnée à l’appréciation des préfectures. Il oublie, aussi, que c’est dès 1998 qu’a été introduite dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda) la possibilité, pour des étrangers dépourvus de titres de séjour, de demander la régularisation de leur situation… « Victoire idéologique » du RN : des responsabilités partagées

Ces « oublis » sont à l’image de la rhétorique mobilisée par l’exécutif, qui alterne entre mensonges et méthode Coué pour masquer non seulement le cinglant échec qu’il a subi, mais aussi le dangereux tournant qu’il fait prendre à la vie politique française.

La Première ministre a beau affirmer qu’elle est « profondément humaniste » et qu’elle a « veillé à ce que ce texte respecte nos valeurs », ou le président de la République soutenir que la loi va « permettre de lutter contre le RN » en traitant « des problèmes qui le nourrissent », personne ne s’y trompe.

Alors que ce dernier prétendait, avant son élection en 2022, « faire barrage aux idées d’extrême droite », c’est bien le Rassemblement national (RN) qui sort gagnant, ayant, sans même devoir la défendre, réussi à imposer sa doctrine xénophobe et raciste au sein du Parlement.

Les formations de gauche se sont la plupart du temps cantonnées au rappel des principes, sans remettre en cause la philosophie du texte

Le parti au pouvoir n’est pas le seul à avoir offert un marchepied au RN. Restées relativement silencieuses lorsque les premières ébauches du projet Darmanin ont commencé à circuler, les formations de gauche – notamment celles qui ont été au gouvernement – se sont la plupart du temps cantonnées au rappel des principes pour critiquer les dispositions les plus attentatoires aux droits des étrangers, sans en remettre en cause la philosophie.

Et pour cause : le mythe d’une politique d’immigration « équilibrée », qui trouverait sa voie entre la fermeté et l’humanité, a été entretenu par tous les gouvernements qui se sont succédés en France depuis cinquante ans. Faute d’avoir su, par crainte d’être impopulaire, élaborer les propositions alternatives que la réalité des migrations contemporaines exige depuis des décennies, une partie de la gauche s’est ainsi rendue complice de la « victoire idéologique » que le RN se réjouit d’avoir remportée aujourd’hui. Un réveil de l’opposition

Les conditions d’adoption de la loi par l’Assemblée nationale, après qu’elle a fait l’objet d’une motion de rejet, ne traduisent pas seulement le mépris d’un exécutif prêt à tous les marchandages pour parvenir à ses fins. Elles sont aussi le résultat de ces années de silence gardé par l’opposition.

Privée de débat – puisque, le 19 décembre, les députés n’avaient que le choix de voter pour ou contre le texte négocié entre la droite et le gouvernement par la commission mixte paritaire (CMP) –, cette gauche trop souvent auto-bâillonnée s’est laissé assigner le rôle de témoin passif d’un désastre.

Elle commence aujourd’hui à se réveiller. Toutes les formations de la gauche parlementaire ont formé des saisines du Conseil constitutionnel pour faire censurer les dispositions les plus choquantes de la loi. Dès le 20 décembre, une trentaine de présidents et présidentes de région socialistes, radicaux de gauche, écologistes et divers gauche ont annoncé leur refus d’appliquer le durcissement des conditions de versement aux étrangers de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) prévu par la nouvelle loi, comme l’ont fait les maires de Strasbourg (Parti écologiste) et de Paris (Parti socialiste), appelant à rejeter la « préférence nationale ».

Plusieurs de ces élus sont d’ailleurs adhérents de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), créée en 2018, dont la charte les engage à « mettre en œuvre le devoir d’hospitalité en répondant d’abord et avant tout aux urgences, celles liées à l’accès inconditionnel à l’hébergement, à l’alimentation, à l’hygiène, à la santé, à l’éducation et à la culture pour répondre aux besoins vitaux ».

Mais, si l’on veut résister à la victoire de l’idéologie sur les faits1, il est nécessaire d’aller au-delà. Pour mettre en échec la dérive xénophobe et populiste qu’incarne la loi Darmanin, c’est son retrait qu’il faut exiger. Claire Rodier