2024-01-14 Les approches extrémistes du judaïsme et du christianisme créent des absolus qui excluent par Youness Bousenna

Auteur Youness Bousenna

Les approches extrémistes du judaïsme et du christianisme créent des absolus qui excluent

“Les approches extrémistes du judaïsme et du christianisme créent des absolus qui excluent”

Dans un entretien au “Monde”, l’écrivaine israélienne Bluma Finkelstein appelle le christianisme et le judaïsme à sortir des théologies hégémoniques pour retrouver les conditions d’une tolérance et d’une fraternité par-delà les différences. Propos recueillis par Youness Bousenna

Bluma Finkelstein est une voix qui compte .

Agée de 81 ans, cette professeure émérite de littérature comparée à l’université de Haïfa, en Israël, a publié une cinquantaine d’ouvrages au long de sa vie, essentiellement des recueils de poésie.

Distinguée par de nombreux prix, l’écrivaine née en Roumanie et qui a émigré en Israël à 21 ans revient avec un essai, Judaïsme et christianisme. Deux religions contradictoires (Le Bord de l’eau, 180 pages, 18 euros), où elle s’en prend aux approches absolutistes de ces religions, en particulier représentées, selon elle, par l’ancien pape Benoît XVI (1927-2022) et le philosophe juif Yeshayahou Leibowitz (1903-1994). Elle entend ainsi jeter les bases d’un nouveau dialogue judéo-chrétien.

Pourquoi avez-vous souhaité écrire cet essai sur les impasses du dialogue entre judaïsme et christianisme ?

Bluma Finkelstein : En tant qu’écrivaine, je voulais analyser les mots choisis quand l’un parle de la religion de l’autre, et la façon dont ceux-ci peuvent annihiler une foi différente. Personne, ni les juifs ni les chrétiens, ne possède la clé définitive de la compréhension de la Bible.

Pour les juifs, l’Ancien Testament n’est ni “ancien”, ni “testament ». Cet ensemble constitue la Bible hébraïque qu’ils lisent à leur manière, parfois en se pensant les interprètes uniques de leur récit. Chez les chrétiens, l’Ancien Testament n’est jamais lu en tant que tel : il ne prend tout son sens qu’à travers le Nouveau Testament. Cette approche mène à une théologie de la préfiguration, ou de la substitution, qui rend le judaïsme caduc. En quoi cette théologie annule-t-elle le judaïsme selon vous ? Selon elle, le Christ se substitue à tout ce qui constitue le credo juif, alors que l’idée même de messie ne fait pas tant partie de l’acte de foi du judaïsme. Ainsi, par exemple, qualifier Jésus de “Moïse définitif”, comme le font certains chrétiens, revient à nier le Moïse hébreu et la Loi.

C’est donc en analysant le langage qu’on peut saisir ces négations discrètes, comme lorsque le pape François expliquait, dans une catéchèse sur l’Epître aux Galates de l’apôtre Paul, prononcée le 11 août 2021 : “La Loi [la Torah] ne donne pas la vie, elle n’offre pas l’accomplissement de la promesse, car elle n’est pas dans la condition de pouvoir la réaliser. La Loi est un chemin qui te fait avancer vers la rencontre. Paul emploie un terme très important : la Loi est le “pédagogue” vers le Christ, le pédagogue vers la foi dans le Christ, c’est-à-dire le maître qui te conduit par la main à la rencontre.” Une telle déclaration montre la survivance de cette théologie de la substitution, écrasant l’Ancien Testament sous le Nouveau. Plus que le pape François, vous ciblez en particulier Benoît XVI et ses écrits, dont l’analyse critique fait l’objet d’un long chapitre… Benoît XVI demeurait figé dans une théologie antijudaïque. C’est en particulier la lecture de son ouvrage Jésus de Nazareth (Flammarion, 2008) qui m’a fait apparaître cette survivance d’une ancienne théologie, malgré les efforts réalisés dans le dialogue judéo-chrétien depuis la seconde guerre mondiale.

Une partie de mon essai est donc consacrée à cette analyse de la théologie de la préfiguration assumée par Benoît XVI, comme lorsqu’il affirme, dans Chemins vers Jésus (Parole et Silence, 2004) : “Tout comme le peuple de l’Alliance sera élargi, universel, ainsi la Loi, le contenu de l’Alliance, reçoit une nouvelle forme. Ce qui a été une sorte d’échafaudage et de préparation peut être enlevé maintenant.” Une telle conception revient à théoriser la caducité de la Torah, qui serait inutile car seulement provisoire. Cette vision imprègne toute sa conception biblique. Il écrit également : “Chez Paul, le terme “Christ”, qui prête à des malentendus, est remplacé par le mot Kurios – Seigneur – qui, dans l’Ancien Testament grec, prend la place du nom de Dieu qu’il ne faut pas prononcer et exprime très clairement l’identification de Jésus avec Dieu, sa vraie divinité.” Benoît XVI sous-entend ainsi que la version grecque clarifie une pensée restée obscure dans la Bible hébraïque.

Est-ce à dire qu’il perdure un antisémitisme latent dans le christianisme ?

On ne peut pas affirmer que l’Eglise catholique est antisémite, mais il existe des chrétiens antisémites, comme il y a des juifs racistes. Je n’emploie donc pas le mot d’antisémitisme, dont l’existence est récente, et préfère évoquer un antijudaïsme chrétien. Celui-ci a commencé dès saint Paul et les Pères de l’Eglise, et perduré jusqu’à aujourd’hui. Les juifs ont la Loi ; les chrétiens ont Jésus, qui vient à la place de la Loi. Ainsi, le judaïsme ne parle pas du christianisme, mais Israël existe comme catégorie théologique pour les chrétiens. Cet héritage réclame de tuer symboliquement le père pour que l’héritage revienne enfin à l’héritier.

Le célèbre philosophe juif Yeshayahou Leibowitz va même jusqu’à interpréter le silence de Pie XII (1876-1958) pendant la Shoah comme un soulagement – conscient ou inconscient – devant la résolution du problème juif par le nazisme : l’Eglise pourrait enfin prendre pleinement possession de son patrimoine religieux et accomplir sa mission. Vous faites justement de Yeshayahou Leibowitz, à qui vous consacrez aussi un long chapitre, le pendant juif de Benoît XVI. Pourquoi avez-vous souhaité en faire l’incarnation de l’orthodoxie juive ? Pour analyser le langage, j’ai pris deux personnalités importantes aux visions extrêmes : Benoît XVI et Yeshayahou Leibowitz. Ce grand spécialiste du philosophe médiéval Moïse Maïmonide (1138-1204) est aujourd’hui considéré comme un personnage prophétique en Israël.

Leibowitz était à la fois un très grand érudit et un théologien prônant une vision assez rigoureuse de sa religion. A ses yeux, le judaïsme se réduit à la pratique de la halakha, la Loi orale. La religion juive n’est selon lui ni une philosophie, ni une éthique, ni une histoire, simplement une orthopraxie réduite à la stricte observance des commandements de cette Loi (appelés mitzvot). Radicale, cette conception considère le christianisme comme une non-religion : selon lui, Jésus n’a pas pu exister car, à l’instar du philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995), il considère que l’infini divin ne peut s’incarner dans un être fini.

En quoi cette controverse met-elle en jeu deux approches de l’universalisme ?

Chacune des approches extrémistes de ces religions nie le relativisme, et donc la diversité, pour prôner des absolus qui excluent. L’universalisme commence dès la Genèse, avec le couple formé par Adam et Eve dont toute l’humanité descend. Sa promesse naît donc avec la Bible. Mais là où le judaïsme désire l’universalité de la foi en un seul Dieu, le christianisme désire l’universalité uniquement dans l’Eglise. Selon les chrétiens, sa réalisation dans le christianisme advient avec le Christ. Si vous n’avez pas la foi dans le Christ, vous n’êtes pas sauvé. Cette revendication chrétienne d’universalité est toujours présente, comme en témoigne la déclaration Dominus Iesus, en 2000.

Elaborée par la Congrégation pour la doctrine de la foi et approuvée par Jean-Paul II (1920-2005), cette déclaration visait précisément à faire du relativisme un ennemi du christianisme. Ce texte réaffirmait ainsi le “caractère de vérité absolue et d’universalité salvifique [de] la révélation chrétienne et [du] mystère de Jésus-Christ et de l’Eglise ». Nous voici donc devant un absolu ! Aux pièges de l’universalisme, vous opposez justement cette notion, d’ordinaire méprisée, de relativisme. En quoi celle-ci constitue une ressource précieuse ? Le relativisme signifie l’acceptation de l’autre comme son propre frère et son égal, malgré la différence. Il permet donc le dialogue. Aucun croyant ne peut se prévaloir de connaître la vérité, encore moins d’en tirer une posture de supériorité. Il existe donc un relativisme sain, voire désirable, car il admet que chacun de nous peut avoir raison ou tort.

Le relativisme a même une vertu théologique : l’existence des trois grandes révélations monothéistes, puisqu’elle est advenue comme un fait religieux, peut conduire à admettre le relativisme comme une volonté divine. Ainsi, Dieu peut se manifester et se révéler comme il veut et à qui il veut. Ce relativisme est inhérent à la Bible. Juifs et chrétiens ont le droit de l’interpréter à leur manière. Mais ces derniers doivent prendre garde à ne pas franchir le seuil cruel et destructeur au-delà duquel le relativisme se mue en absolutisme triomphant. Ainsi, je crois beaucoup aux initiatives de dialogue – qui, disons-le, viennent plutôt du christianisme que de l’orthodoxie juive – et je suis certaine que l’enseignement peut créer les conditions de ces échanges, à plus grande échelle, grâce à une meilleure connaissance de l’autre.

“Judaïsme et christianisme. Deux religions contradictoires”, de Bluma Finkelstein, Le Bord de l’eau, 184 pages, 18 euros. Youness Bousenna