2024-02-12 Carte Blanche La polarisation politique, pente savonneuse vers l’extrême droite par Philippe Marlière

Auteur : Philippe Marlière

Introduction à la notion de polarisation

On décrit souvent un monde politique “radicalisé” alors qu’il est en fait “polarisé”. Les deux phénomènes ne sont pas similaires, et ont des implications différentes sur le plan de notre rapport au politique et aux événements politiques.

La notion de polarisation politique n’est pas nouvelle. Le politiste italien Giovanni Sartori a étudié le “pluralisme polarisé” dès les années 1960.

Parmi les critères retenus dans sa définition, Sartori identifiait la présence de partis “antisystème”, l’existence d’oppositions binaires, un rapport idéologique à l’action politique, et une surenchère rhétorique.

Il notait enfin que les régimes politiques polarisés étaient caractérisés par des écarts idéologiques incommensurables entre les principaux partis.

Depuis quelques années, il existe un intérêt renouvelé pour l’étude de la polarisation politique. De nombreux articles et ouvrages académiques ont redéfini la notion.

Contrastant avec la définition ancienne de Sartori, la polarisation ne désigne plus aujourd’hui les attaques de partis “extrémistes” contre la démocratie et le mainstream politique, mais renvoie à des conflits entre partis mainstream autour de leur engagement démocratique.

Plus précisément, il n’existerait plus de consensus sur ce que constitue la démocratie, ses valeurs et comment il convient de la défendre .

Polarisation et affectivité, assaut du Capitole, confusionnisme

Cette dispute sur le sens et les fondements de la démocratie (état de droit, pluralisme, tolérance, liberté d’expression, séparation des pouvoirs, élections libres, etc.), a pour conséquence de saper la confiance dans les règles démocratiques basiques.

Lorsque Donald Trump a déclaré qu’on lui avait “volé” l’élection car Joe Biden avait été élu à la suite d’irrégularités électorales, il a incité des millions d’Américains à remettre en cause un vote libre et souverain.

L’assaut du Capitole, en janvier 2021 a montré que ses partisans avaient bien reçu le message.

Faut-il inculper Trump pour l’assaut du Capitole ? La question qui divise l’Amérique

Dans les années 1970-1990, la vie politique française était structurée par le clivage gauche/droite et le panorama politique était bipolaire, partagé entre deux camps égaux. Les rapports politiques étaient clivés par des projets de société distincts, mais non polarisés .

À partir des années 1990, cette bipolarisation a été remise en cause. De nouveaux clivages sont apparus : laïcité et droits des minorités, souverainisme et Europe/mondialisation, etc. Ces oppositions nouvelles ont favorisé l’essor de la tripolarisation avec un fort courant d’extrême droite.

Ces conflits ont plongé la gauche dans le confusionnisme (certains à gauche se sont retrouvés aux côtés de l’extrême droite pour condamner “l’Europe des banquiers” ou les travailleurs détachés).

Depuis l’effondrement du PS et le **choix populiste de LFI , nous sommes passés à un tripolarisme, avec une gauche en déclin et éloignée du pouvoir. L’enjeu est maintenant de savoir qui du centre droit ou de la droite va battre (ou pas) Marine Le Pen.

Ce nouveau contexte exacerbe la polarisation : la droite tente (vainement) de trianguler les thèmes favoris de l’extrême droite (immigration, islam, questions de sécurité), et la gauche, dominée par un mouvement populiste , tente de compenser son impuissance politique en faisant de l’agit-prop gauchisante à l’Assemblée nationale et dans les médias, ce qui fait fuir un électorat modéré, et l’isole davantage.

Le conflit et la lutte sont bien sûr l’essence même de la vie démocratique. Cependant, les conflits actuels sont essentiellement nourris par des forces affectives : le ressentiment, la haine, voire la diabolisation de l’adversaire.

Cette polarisation conflictuelle s’exprime le plus librement sur les réseaux sociaux, espaces d’auto-mise en scène narcissique et de démocratie illusoire

Cette polarisation conflictuelle s’exprime le plus librement sur les réseaux sociaux, espaces d’auto-mise en scène narcissique et de démocratie illusoire.

Ce processus de moralisation des échanges politiques a favorisé l’essor de “guerres culturelles”, ces conflits haut-perchés sur des questions morales sensibles (les signes religieux à l’école, la “woke” culture, “l’islamogauchisme”, la “préférence nationale”, le “grand remplacement”, le mariage pour tous, etc.).

Le parler cru et dru de Mélenchon et la “ligne de rupture” prônée par LFI ont mené la gauche dans une impasse totale

Le FN dirigé par Jean-Marie Le Pen empruntait au registre populiste. C’est paradoxalement quand Marine Le Pen a congédié la rhétorique clivante de son père, que Jean-Luc Mélenchon a fait le choix du populisme : huit ans plus tard, le parler cru et dru tribunicien et la “ligne de rupture” prônée par LFI ont mené la gauche dans une impasse totale .

Cette stratégie a facilité la diabolisation de LFI par ses adversaires .

Des sondages récents indiquent que LFI est davantage perçue comme un “danger pour la démocratie” que le RN.

Polarisation et radicalité

La polarisation n’est pas synonyme de radicalité, mais de conflictualité. La radicalité (du latin radix, la racine) est un processus de transformation profonde des structures sociales. Elle est donc très souvent de gauche, comme les révolutionnaires qui renversèrent l’Ancien Régime en 1789. La polarisation, phénomène discursif, est un terrain qui favorise au contraire le conservatisme, le sexisme ou le racisme.

La polarisation affective touche des personnes habitués à examiner les faits sociaux de manière critique et nuancée. Un politiste connu pour son travail scientifique rigoureux qualifie la France macronienne de “démocratie illibérale” à la hongroise, une philosophe voit dans le pass sanitaire une entrée dans la “société de contrôle” , ou un député insoumis chronique dans un livre sa “haine et son rejet viscéral” du président Macron.

Ces critiques ébouriffantes et personnalisées ouvrent la porte aux théories du complot . Celles-ci expliquent les dysfonctionnements politiques à partir de manipulations maléfiques, renforcent le confusionnisme avec les recoupements entre récits de gauche, de droite et d’extrême droite, et encouragent un rapport au monde manichéen et campiste (les forces du Bien vs celles du Mal).

Au lieu de critiquer les structures (le capitalisme), elles se focalisent sur de supposés “méchants”. La polarisation affective brouille les repères idéologiques et jette des passerelles vers l’extrême droite. Car en nourrissant les théories du complot, le confusionnisme et le campisme, la polarisation épouse l’environnement naturel de l’extrême droite.

Dans un système politique de plus en plus incohérent, dans lequel un gouvernement sans majorité passe les lois à coup d’article 49.3, n’est-il pas légitime de laisser éclater sa colère et d’être polarisé ?

On peut en effet l’être, mais en ayant à l’esprit qu’un climat polarisé conforte les démagogues et les extrémistes.

Que faire ?

Parier sur une opposition didactique et collective ; œuvrer patiemment au rassemblement de toutes les forces d’émancipation, réformistes et radicales, et résister à la surenchère verbale.

La colère et le ressentiment ne sont pas souvent bonnes conseillères, surtout quand on a l’ambition de changer le monde.

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Le rôle de la presse dans la polarisation des idées

Dans un monde où nous sommes noyé·es sous une pluie d’informations, les médias semblent s’être polarisés. Plus globalement, la manière de consommer des informations évolue. Dans quelle mesure la presse pondère-elle les positions et éclaire-t-elle les points de vue ?

L’accès à l’information est plus facile que jamais. Les réseaux sociaux et les médias traditionnels entrent même en compétition, donnant naissance à des mouvements sociaux puissants tels que #MeToo.

Parallèlement, certains médias suivent un agenda politique précis pour acquérir la confiance aveugle de leur auditeur·rices. Des chaînes telles que Fox News polarisent les idées et tendent à la désinformation.

On peut notamment parler de surcharge informationnelle : fake news, contenus politiquement orientés et l’impératif à « faire le buzz », il devient complexe de trier les faits.

Dans ce contexte, on aperçoit une tendance à ne lire ou n’écouter plus que ce qui conforte nos sensibilités et confirme nos opinions.

La propension à suivre les discours qui en appellent aux émotions au détriment de la nuance entrave les échanges et appauvrit le discussion. De ce fait, peut-on parler d’une théâtralisation des évènements et d’une forme de marketing médiatique ? Ou au contraire, cette crise de confiance est injustifiée dans un système où la presse se porte encore garante de l’espace démocratique ?