2024-03-03 Depuis le 7 octobre 2023, la grande fracture des juifs de gauche par Anne Waeles

Auteure

Introduction

En France, plusieurs collectifs de juifs de gauche se mobilisent pour faire entendre leurs voix depuis les massacres du Hamas en Israël. Mais s’ils ont des points communs, ils se divisent en deux groupes opposés : les antisionistes, d’une part, et ceux qui insistent sur la lutte contre l’antisémitisme, d’autre part.

L’anecdote est révélatrice. Après avoir annulé sa participation à un débat organisé à Paris par Tsedek ! autour du film sur la Shoah Zone d’intérêt, l’historien du nazisme Johann Chapoutot confie avoir confondu ce collectif de juifs de gauche avec un autre, Golem.

Il faut dire que leurs militants ont bien des choses en commun : ils sont juifs, de gauche et fermement engagés contre toutes les formes de racisme. Ils ont d’ailleurs marché dans les mêmes cortèges contre la récente loi immigration .

Mais les analyses que portent ces deux groupes sur la période qui s’est ouverte depuis le 7 octobre 2023 sont sensiblement différentes, entre les antisionistes ( Tsedek !, mais aussi l’Union juive française pour la paix, UJFP) et des mouvements qui, comme Golem, se sont constitués pour lutter contre l’antisémitisme en France : ils ne partagent ni la même lecture de l’antisémitisme ni la même vision du conflit israélo-palestinien .

Golem et les déçus de la gauche

Le 7 octobre 2023 constitue, en effet, un double traumatisme pour de nombreux juifs de gauche en France : à la sidération des attaques du Hamas s’ajoute le sentiment d’être trahis par leur propre camp politique.

Minoritaires au sein d’une population juive française qui “se droitise”, beaucoup de juifs de gauche ne peuvent “plus se reconnaître dans La France insoumise depuis que :ref:`Mélenchon <antisem:melenchon>` et d’autres ont minimisé l’importance des attaques du 7 octobre 2023” , constate Michel Wieviorka, sociologue et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Simon*, 33 ans, Français juif arabe d’origine tunisienne, confirme : “J’ai eu l’impression d’un abandon de ma famille politique. J’étais révolté de ce refus de nommer ces actes comme barbares et antisémites, et de les faire passer pour de la résistance.”

Ce sentiment de solitude les poursuit encore le 12 novembre 2023, lors de la marche contre l’antisémitisme organisée par le gouvernement, qui rassemblera plus de 182 000 personnes. L’absence d’une partie de leur camp politique fait mal, et la présence de l’extrême droite indigne.

C’est alors que Golem fait sa première apparition. Créé la veille de la manifestation, ce mouvement doit son nom à une créature de la mythologie juive, censée défendre les juifs contre les pogroms. Le collectif s’illustre au moment de la manifestation en tentant d’en faire sortir les membres du Rassemblement national (RN).

Simon décide de rejoindre le groupe, enthousiaste : “C’était pour moi la seule bonne réaction. J’ai erré dans beaucoup de “milieux de gauche” avant et je m’écharpais toujours sur la question de l’antisémitisme. Golem s’est créé pour faire entendre une voix juive de gauche. C’est quelque chose que j’attendais depuis tellement longtemps.” Depuis, Simon a participé à ses premières actions militantes, comme des collages d’affiches contre l’antisémitisme devant le siège de La France insoumise.

Golem vient rejoindre d’autres collectifs juifs antiracistes plus anciens dont les sensibilités sont proches : Juives et Juifs révolutionnaires (JJR), l’Organisation révolutionnaire antiraciste antipatriarcale juive (ORAAJ) ou le Réseau d’action contre l’antisémitisme et tous les racismes ( RAAR ).

Origine de Golem

Ce sont d’ailleurs des membres de JJR et d’un groupe de militants venant d’Europe Ecologie-Les Verts, où ils étaient chargés de réfléchir à la question de l’antisémitisme, qui sont à l’initiative de Golem .

Notre double mission est de pousser à la prise en compte de l’antisémitisme par la gauche radicale

Ces groupes ont été créés par des militants de diverses organisations de gauche, autour du constat partagé que la lutte contre l’antisémitisme n’était pas engagée en leur sein. “Notre double mission est de pousser à la prise en compte de l’antisémitisme par la gauche radicale et lutter contre les courants réactionnaires au sein de la minorité juive, notamment contre l’islamophobie” , explique Léa, de JJR.

Ces mouvements partagent la même analyse d’un antisémitisme structurel que peinerait à comprendre la gauche. “Souvent, les racismes sont liés à un fantasme d’infériorité : un groupe de personnes est perçu inférieur à un autre. La particularité de l’antisémitisme, c’est que ce fantasme est inversé : c’est un fantasme de puissance, une explication du monde dans laquelle il y aurait une élite qui comploterait dans l’ombre contre la masse. Et la gauche tombe en plein dans le panneau” , estime la jeune femme.

Olia fait partie du RAAR et récuse ainsi l’idée selon laquelle “en tant que juif on est redevable de la politique israélienne”

Olia fait partie du RAAR , organisation qui s’est formée au moment de l’épidémie de Covid-19, marquée par une large diffusion de discours complotistes et antisémites. Comme Léa, elle pointe les liens entre des discours antisystèmes ou anti-impérialistes et le fantasme antisémite du contrôle du monde par une élite. Et de dénoncer une certaine approche campiste – tendance à réduire une situation politique à l’affrontement entre deux camps – qui verserait facilement dans l’antisémitisme. Elle identifie cet anti-impérialisme campiste aussi bien chez Mélenchon que chez leurs opposants de l’UJFP ou de Tsedek !:

"Ils considèrent que l’antisémitisme est lié à la question Israël-Palestine.
Selon leur logiciel, Israël est une émanation européenne de l’Etat-nation
blanc et occidental importé dans une terre moyen-orientale."

Ces courants ont aussi en commun de dénoncer l’injonction qui leur est souvent faite de se positionner

Ces courants ont aussi en commun de dénoncer l’injonction qui leur est souvent faite de se positionner, parce que juifs, sur le conflit israélo-palestinien.

On ne peut pas parler d’antisémitisme sans qu’on nous ramène à la question
israélo-palestinienne"

témoigne Léa

Olia récuse ainsi l’idée selon laquelle “en tant que juif on est redevable de la politique israélienne” .

Tsedek ! et le “cortège juif” pour le cessez-le-feu

De fait, pour le collectif Tsedek ! – terme qui, dans le judaïsme, désigne l’idée de justice –, la question israélo-palestinienne est centrale.

Créé en juin 2023, c’est également à partir du 7 octobre 2023 qu’il acquiert une visibilité médiatique. Dans un communiqué publié le jour même, le groupe refuse une grille de lecture faisant des attaques du Hamas des attentats ou des actes antisémites – tout en condamnant des “crimes de guerre” – et insiste sur la nécessité de replacer les attaques dans un contexte colonial.

Bien que les analyses de ces militants diffèrent des précédentes, d’autres affects les animent également depuis le 7 octobre. Nadav, un Franco-Israélien de 33 ans, membre de Tsedek !, témoigne de son inquiétude face aux réactions qui ont suivi les attaques du 7 octobre, tant en Israël qu’en France:

«J’ai vu disparaître toute forme d’humanité chez des parents et amis
qui vivent en Israël, regrette-t-il. Ils souhaitaient voir disparaître les
Gazaouis. En France aussi le discours a pris une tournure dangereuse, parce que
le traumatisme était grand. Il n’y avait pas de place pour l’explication,
le contexte dans lequel s’inscrivaient ces attaques."

Nadav, à l’instar d’autres militants antisionistes, partagent des relations conflictuelles dans leurs familles ou à la synagogue, qu’on leur a parfois demandé de quitter.

Depuis octobre, les militants de Tsedek ! participent aux manifestations appelant au cessez-le-feu à Gaza, au sein d’un “cortège juif”.

Les militants de Golem ou de JJR, pour leur part, tout en appelant au cessez-le-feu, refusent de s’associer à des organisateurs tels qu’Urgence Palestine – qu’ils jugent véhiculer des discours antisémites.

Tsedek ! marche aux côtés de l’UJFP, composante juive du mouvement de solidarité avec la Palestine depuis 1994, et d’autres collectifs juifs plus récents comme Kessem et Oy Gevalt.

Pour ces groupes, il est nécessaire, en tant que juifs, de s’opposer à une politique israélienne menée en leur nom, “parce que le sionisme instrumentalise l’identité juive”, assume Nadav. “Très vite, on s’est dit que ce qui se déroulait sous nos yeux [à Gaza] n’était pas possible. Ça ne peut pas être en notre nom, ni en tant qu’israéliennes ni en tant que juives”, renchérit Rose*, française, dont la moitié de la famille vit en Israël, et membre de Kessem (“collectif de féministes juives décoloniales françaises et israéliennes”). Elle témoigne qu’en dénonçant la réponse militaire d’Israël à Gaza, elle a été harcelée et menacée de mort sur les réseaux sociaux.

Ces collectifs antisionistes estiment nécessaire de “déconstruire le sionisme”. Nadav relit aujourd’hui la manière dont lui ont été transmis conjointement à l’école, quand il vivait en Israël, les textes de la Torah et l’histoire nationale. Il dit avoir grandi en enfant israélien dans un univers sioniste “par défaut”. “Le sionisme, déplore-t-il, est un mouvement ethnonationaliste qui s’appuie sur les symboles et les croyances juives pour justifier la colonisation de la Palestine.” Il rejette ainsi la romantisation d’un sionisme de gauche, émancipateur, lié à l’histoire des kibboutz et du Parti travailliste israélien, qui constituerait seulement un projet d’autodétermination des juifs et répondrait à l’antisémitisme:

«Matériellement, dans sa concrétisation, le sionisme est un colonialisme
de peuplement qui est une menace pour la vie des Palestiniens, mais aussi un
danger pour les juifs, car il nous assimile à un projet génocidaire."

Selon ces militants, assimiler antisémitisme et antisionisme pose problème : il leur paraît nécessaire de lutter ensemble contre l’antisémitisme et contre son instrumentalisation. Pour Nadav, “on ne peut pas fermer les yeux sur le fait que l’Etat d’Israël s’approprie la lutte contre l’antisémitisme ». C’est la raison pour laquelle il leur était inconcevable de se rendre à la grande marche du 12 novembre contre l’antisémitisme : à leurs yeux, elle n’était pas seulement instrumentalisée par le RN, mais aussi par le gouvernement, qui l’organisait, selon eux, en soutien à la politique israélienne.

S’ils mettent en avant l’”autodétermination du peuple palestinien”, ils sont souvent favorables à une solution à un Etat, la seule à pouvoir acter la fin d’Israël en tant qu’Etat national ethnique juif. Pour Rose, en effet, la solution à deux Etats éclipse la question du droit au retour des Palestiniens. “Par ailleurs, il n’est pas du tout question de jeter tous les juifs à la mer. Ils sont là, ils restent là. Donc, c’est la position qui, pour nous, est la seule acceptable”, développe-t-elle.

Des questions communes

Bien que tous ces collectifs soient minoritaires, ils assurent recruter de nouveaux membres, qui se sentent actuellement isolés dans leurs cercles respectifs et aspirent à agir collectivement. Tsedek ! (30 000 inscrits sur Instagram) est passé d’une vingtaine à soixante-dix militants en quelques semaines.

Très vite après son lancement, Golem (7 000 followers) rassemble 400 personnes sur un canal de discussion, et une centaine d’entre eux s’est réunie fin janvier pour discuter de la ligne politique du mouvement naissant. JJR, une centaine de membres et 11 000 followers sur X, reçoit également de nouvelles demandes.

En dépit de leurs divisions, des aspirations communes les traversent, comme le désir de célébrer ensemble les rites religieux et de se les approprier d’une façon conforme à leurs aspirations politiques. Les mêmes psaumes s’élèvent chez Golem et Tsedek ! lors des soirées de shabbat qui les rassemblent respectivement. ORAAJ a lancé un projet intitulé “Radical Mitzvah” pour vivre des temps spirituels avec une perspective queer alliant militantisme et ressourcement.

Et quand le collectif juif queer Oy Gevalt a organisé une célébration de Hanoukka en solidarité avec le peuple palestinien, le 9 décembre, au belvédère de Belleville à Paris, des membres des deux tendances s’y croisaient, allumant des lumières pour le cessez-le-feu.