2024-04-04 Lettre d’une Française, juive et féministe orpheline par Roxane Kasperski

Auteure : Roxane Kasperski

Introduction

“Il y a eu la première exclusion des marches du 25 novembre 2023, puis celle du 8 mars 2024.

Le communiqué du 28 mars 2024 rédigé par la Coordination féministe (regroupement d’une cinquantaine d’associations féministes, dont Nous Toutes), nous a précipitées dans une voie sans issue.”

Ce communiqué intitulé “Le sionisme n’est pas une cause féministe”, m’a sortie de ma torpeur installée depuis le 7 octobre 2023. De ma peur qui tord, et finalement, je comprends aujourd’hui que j’ai tort d’avoir peur et que je dois, que nous devons arrêter de nous taire. Car je serai toujours assez juive pour celles et ceux qui le décident. Les étoiles jaunes ne sont plus des morceaux d’étoffe que l’on coud à nos vêtements, mais des assignations que l’on nous force à porter malgré nous.

Élise Goldfarb l’a dit il y a quelques jours : vous ignorez ce que signifie être juive aujourd’hui. Alors moi aussi, je vais tenter de mettre des mots sur toute cette complexité et j’espère qu’il y a encore un peu de lumière et de curiosité en vous pour en prendre connaissance.

Delphine Horvilleur a raison, on ne peut plus prendre la parole en tant que juifve sans dire au préalable d’où l’on parle et d’où l’on se situe politiquement.

Alors pour que ce soit clair : je suis de gauche, féministe, antiraciste et profondément humaniste

Alors pour que ce soit clair : je suis de gauche, féministe, antiraciste et profondément humaniste. Je me suis toujours battue contre les amalgames et à chaque attaque terroriste orchestrée par des islamistes radicaux, je tremble pour les musulman.e.s de France. Le 7 octobre 2023, d’ailleurs, je n’ai pas failli à ma règle. J’ai tremblé pour elles et eux. J’ai eu peur de cet amalgame possible, bien loin de m’imaginer que celui-ci serait réservé aux juifves du monde entier .

Un de mes frères s’est converti à l’Islam, mes neveux sont musulmans, et c’est aussi pour eux que depuis longtemps, je tremble. Je me suis longtemps dit que les musulman.e.s de France étaient les juifves d’hier et que la vigilance devait être au cœur de nos consciences. J’ai commencé ce combat en intrafamilial, il est donc normal que ma conduite dans le monde se poursuive ainsi. Je suis déchirée dans mon âme (et ça aurait été le cas sans frère musulman) à chaque éclatement d’une nouvelle spirale meurtrière au Proche-Orient. Mais est-ce normal que ma vie de française juive en soit à chaque fois impactée ? À chaque basculement, là-bas, ma vie est menacée ici.

Vers la fin de la première intifada en 1993, j’ai 12 ans, je porte une fine étoile de David au cou, en un mois, on me crache deux fois dessus dans le métro. Vers les années 2000, lors de la seconde intifada, des hommes sortent un couteau en me disant qu’Hitler n’a pas fini le travail. C’est la dernière fois où j’ai porté une étoile de David. Toujours dans les années 2000, je me retrouve dans une rame de métro où des militants pros palestiniens sortent de manifestation. Je pleure à l’écoute de leurs slogans, ils le voient et ne s’adressent plus qu’à moi, je suis seule au milieu de trente personnes qui me disent que c’est de ma faute. Je n’ai qu’une vingtaine d’années et je vais leur dire que je m’excuse. Une femme continue de me hurler que tout ça, c’est de ma faute, je continue de m’excuser, je lui dis que je suis juive, mais que je ne soutiens pas la politique d’Israël, que je ne crois qu’aux voies diplomatiques et que j’espère que tous les partis y reviendront un jour.

Je me sens coupable d’une situation dont je ne suis aucunement responsable

Je me sens coupable d’une situation dont je ne suis aucunement responsable. Et voilà qu’en 2024 tout est pareil, mais en pire. Ces actes isolés se généralisent, et surtout se banalisent. On ne prend plus la peine de savoir ce qu’on en pense, on ne cherche plus à comprendre ou à questionner ; notre judéité nous exclut d’emblée.

Cet antisémitisme quotidien, j’en ai fait mon parti, allant jusqu’à m’en accommoder comme toute minorité résignée . Mais aujourd’hui, cette stigmatisation provient de mouvements féministes dont je me réclamais. Une famille qui me laisse orpheline puisque mon judaïsme est automatiquement synonyme de sionisme, de colonialisme et me désigne comme le mal et le nouveau Mâle.

Il y a eu la première exclusion du 25 novembre 2023, puis celle du 8 mars 2024. Le communiqué du 28 mars rédigé par la Coordination féministe (regroupement d’une cinquantaine d’associations féministes, dont Nous Toutes), nous a précipitées dans une voie sans issue. Aujourd’hui ce n’est plus de la sidération qui en découle, mais une colère immense et une indignation qui ne peut que se jeter dans l’action et le réveil.

Depuis que mes yeux s’ouvrent et que ma voix retrouve le courage des mots, je viens m’adresser à vous toutes, mes sœurs d’hier, celles qui se sont concertées pour écrire ce communiqué, celles qui l’ont signé et enfin celles qui l’approuvent.

Si seulement l’empathie avait été dans vos cordes, au lendemain du 7 octobre 2023, vous auriez massivement dit que rien ne justifiait une telle atrocité.

Votre positionnement est une posture qui dissimule à peine votre ignorance et votre aveuglement. Vous voulez vous faire passer pour des victimes au lendemain du 8 mars 2024 ? Vraiment ? Mais comment osez-vous ? Si seulement l’empathie avait été dans vos cordes, au lendemain du 7 octobre 2023, vous auriez massivement dit que rien ne justifiait une telle atrocité.

Puisque “on vous croit” est la rhétorique première du mouvement féministe, sa ligne absolue, comment aurais-je pu imaginer que votre idéologie puisse vous pousser à entacher les paroles de femmes israéliennes victimes ? Et minimiser et justifier l’horreur dans laquelle toute la communauté juive a été précipitée ?

Force est de constater que j’ai été naïve de croire que le sort réservé aux femmes et aux enfants israéliens serait reconnu sans équivoque ni doute . Si vous aviez toutes eu la décence de partager notre effroi, rien de ce que nous vivons maintenant ne serait advenu.

Mais comme votre route n’a trouvé que des mais , il a bien fallu que les juives aillent au front, et ce en dehors de toute revendication politique ou minimisation des douleurs et des horreurs que subissent le peuple palestinien. Avez-vous vu un seul drapeau israélien le 8 mars 2024 ? Non. Il n’y avait que des images des femmes toujours otages, des femmes violées et massacrées. C’est donc bien la seule présence de femmes juives dans ces manifestations que vous n’avez pas accepté et vous n’arrivez même pas à assumer ce simple fait, car là aussi, vous cherchez à vous justifier.

Par votre refus de toute complexité, de nuance et de compassion, vous empêchez la cohabitation des douleurs

Par votre refus de toute complexité, de nuance et de compassion, vous empêchez la cohabitation des douleurs. Mais en quoi ne le pourraient-elles pas ?

Et pourquoi faudrait-il que ce soient nos douleurs qui soient tues ?

Sororité est un mot qui a changé ma vie et j’y croyais .

Qu’est devenu ce mot aujourd’hui ? Il n’existe plus, vous l’avez piétiné, vous l’avez vidé de sa substance et le pire, c’est que vous ne voyez rien du danger qui nous guette.

Que gagnerons-nous ici, à nous déchirer ?

Pensez-vous qu’un affrontement entre juifves et musulman.e.s en France pourrait aider les habitant.e.s de Gaza qui meurent chaque jour ?

Pensez-vous que ça calmera l’extrême droite israélienne ?

Pensez-vous aussi que ça permettra au RN de ne pas accéder au pouvoir ?

Non seulement, vous n’aidez rien là-bas, mais vous nous exposez au pire ici.

Connaissez-vous vraiment l’histoire de ce conflit ?

Connaissez-vous vraiment l’histoire de ce conflit ? C’est un mille-feuille amer de jeux de pouvoir et d’erreurs politiques de plus d’un siècle ; si amer que les deux bords en vomissent leur haine et leur extrémisme. Et si l’on parle tant de la colonisation israélienne, pourquoi ne pas revenir aussi sur la responsabilité de la colonisation britannique, le vote de l’ONU où les Anglais donnent leur mandat parce qu’ils ne savent plus quoi faire de leur propre échec ?

Et quid de la bataille acharnée de tous les pays arabes pendant plus de 20 ans qui vont invisibiliser les Palestiniens pour assurer leur suprématie ?

Ce cycle de mort est le fruit d’une complexité ancestrale.

Si l’on revient sur l’Histoire, il faut savoir pourquoi on le fait, et dans ce conflit ça ne doit pas être pour chercher une “maison magique” comme ces enfants qui deviennent intouchables lors d’une partie de jeu. Aucun de ces deux peuples ne peut bénéficier d’un quelconque joker parce que cette terre est conjointement la leur, l’Histoire est déjà en partage. Lorsqu’on retourne vers le passé, ça ne devrait être que pour constater l’imbrication néfaste et dangereuse de tous les acteurs des territoires, mais surtout internationaux et si anciens.

Cette terre est aussi celle des Juifs, l’histoire en a montré les preuves. Les vagues migratoires juives ont débuté vers 1860 pour fuir les pogroms des Balkans et de la Russie, et ne partir que de l’Histoire contemporaine, c’est oublier le rôle du monde dans cet échec annoncé. Le monde entier a plongé cette partie du globe dans une obscurité durable.

J’ai été biberonnée à cet adage qui veut que l’on puisse trouver de la lumière dans le pire des ténèbres ; et je continue sur cette voie

Ma grand-mère était rescapée d’Auschwitz, mes grands-parents se sont rencontrés à Drancy. Ma famille s’est formée dans l’horreur et j’ai été biberonnée à cet adage qui veut que l’on puisse trouver de la lumière dans le pire des ténèbres ; et je continue sur cette voie.

Après la guerre, ma famille est restée en France, et malgré tout ce qu’ils avaient vu, on a continué à apprendre aux nouvelles générations à ne pas faire de vague, à rester aux aguets et à croire au mea-culpa national.

Et je me dis qu’on n’a pas réussi à s’incarner hors de la fiction et des pyjamas rayés. Le monde a pleuré devant La liste de Schindler, devant Le pianiste, La vie est belle, Le choix de Sophie…

Mais toutes ces histoires n’étaient pas des fictions. Depuis mes six ans, ma grand-mère me répétait que je ne devais pas oublier, que je devais être vigilante pour moi, mais aussi toutes les autres nationalités, religions, cultures.

Et vers là fin elle m’attrapait le bras, me faisant presque mal et me demandait de jurer, et jurer à nouveau .

À la fin aussi, elle avait peur d’aller se doucher parce qu’elle était persuadée que ce ne serait pas de l’eau qui en sortirait, elle avait peur d’être gazée. Ce n’est pas de la fiction.

Toute sa vie, ma grand-mère a fait le même cauchemar : elle se retrouvait dans le train qui l’a conduite à Auschwitz en 42, mais cette fois avec ses enfants et petits-enfants. Ça non plus ce n’est pas de la fiction, bien qu’onirique, cette réalité se percevait clairement à chacun de ses réveils en sursaut.

Dans les années 90, ma grand-mère a été très médiatisée. Elle a réussi à obtenir une plaque commémorative au pied d’un immeuble du 4e arrondissement de Paris, où elle avait été raflée avec sa famille. Les interviews étaient constantes et les sollicitations ont plongé ma grand-mère dans une dépression qu’elle avait tenté de retenir pendant 50 ans. Il y a quelques années, un artiste a graffé un de ses frères morts à Auschwitz sur des infrastructures du même quartier de leur origine. C’est joli et sans doute bien beau, mais ni moi ni ma famille ne peut être juive quand ça arrange.

Ma famille et sa douleur ne peuvent être instrumentalisées dès qu’elles peuvent servir à racheter des consciences ou à calmer des blessures et des peurs sociétales.

Ma famille est donc restée en France, mais les autres ?

Ma famille est donc restée en France, mais les autres ?

Celles et ceux qui ont décidé de partir sur l’Exodus en 47, d’être des réfugiés dans des bateaux cages ont cru à un refuge, car c’est aussi cela le sionisme .

Mot que vous dépossédez aussi de toute sa complexité, car il y bien des sionismes différents .

Celui-là, le refuge…Vous en pensez quoi ?

Vous qui comprenez l’importance de celles et ceux qui fuient l’enfer de leur pays sur des bateaux de fortune en Méditerranée pour survivre.

Ces gens-là n’avaient plus de pays, ces gens-là n’avaient plus rien. Mais le pire, c’est que toute notre histoire est comme ça : 5 000 ans de massacres, de pogroms et de survie qui ne semblent jamais trouver de fin.

Être juive aujourd’hui, c’est ne pas comprendre comment donner à ses enfants une quelconque identité religieuse parce que personne n’a réussi à la vivre clairement avant moi, et personne ne peut apprendre à un enfant ce qu’il ignore.

À chaque fête juive, je prends conscience de mon déni de l’histoire de mon peuple tant elle est un éternel recommencement de haine et de massacre à notre encontre.

Je n’ai que quelques BD que je lis à mes fils pour les fêtes et chaque année le choc revient. On a réussi à faire de nos fêtes des rappels de mémoire et de force ; mais malgré cela, on continue de s’étonner, et à chaque fois, on finit sidérés et incrédules, comme aujourd’hui.

Un refuge après s’être fait chasser de tant de pays, ça ne devrait pas vous sembler criminel

Alors oui, un refuge pour un peuple sur qui l’Histoire s’acharne, un refuge après s’être fait chasser de tant de pays, ça ne devrait pas vous sembler criminel.

Être juif ne veut pas dire sioniste, et être sioniste ne veut pas dire juif, et si un Juif est sioniste il peut l’être tout en s’indignant de la politique d’un pays sur lequel il n’a aucun pouvoir d’action.

Car il semble nécessaire de le rappeler puisque vous semblez l’oublier, nous sommes Français.e.s ! On ne vote pas là-bas, nous n’avons aucune prise, alors en quoi serions nous responsables ?

Par quelle folie êtes-vous capables de nous assigner une quelconque responsabilité ?

Vos opinions vous aveuglent et vous allez nous plonger dans la même nuit ici que là-bas.

Pour la dernière fois, ces hommes ne sont que des frères musulmans déguisés en politiciens

Sans compter qu’il est aisé d’oublier d’où vient le Hamas. Le Hamas, avant de se constituer en organisation militaire, était les frères musulmans et ne se chargeaient que de l’islamisation des Palestiniens, tout comme dans les autres pays arabes (à l’époque Nasser en Egypte avait ri de ces hommes qui voulaient voiler les femmes.) et ce n’est que par peur de disparaître et par soif de pouvoir qu’ils se sont politisés.

Pour la dernière fois, ces hommes ne sont que des frères musulmans déguisés en politiciens et par votre faute ce déguisement prend des allures du costard de Jean Moulin. Combien d’entre vous ont seulement lu leur charte ?

Il serait plus que temps d’aller prêter l’oreille à ce que tentent désespérément de nous dire les femmes d’origine ou de nationalité iraniennes

Il serait plus que temps d’aller prêter l’oreille à ce que tentent désespérément de nous dire les femmes d’origine ou de nationalité iraniennes. Je pense à Mona Jafarian, Abnousse Shalmani ou le compte Instagram Femmeazadi qui cherchent à nous alerter, et que nous devons absolument soutenir.

Mais le chemin que vous continuez d’emprunter ne fait qu’accroître les extrémismes, souffle sur les braises du terrorisme et de la suprématie guerrière et rien n’adviendra de bon, ni ici ni là-bas. Il n’y a que dans la paix que le capitalisme et tous les suprémacismes et colonialismes auront une chance de s’éteindre.

Je l’écris là très clairement, vous devez prendre conscience du danger dans lequel vous nous menez

Je l’écris là très clairement, vous devez prendre conscience du danger dans lequel vous nous menez, car si vous ne le faites pas, aucune voie vertueuse ne pourra s’engager.

Le féminisme ne peut devenir un lieu de haine, d’exclusion et de clivages.

Nous avons l’immense chance de vivre dans un pays en paix et nous n’avons aucun camp à choisir sinon celui des femmes et des mères endeuillées des deux côtés, qui ont appris dans leur chair le poids et l’importance de la seule voie qui nous reste : La paix. Les femmes ont un rôle majeur à jouer dans ce processus, hors des logiques masculines guerrières, de vengeance et de cycle infernal.

Dans le sillon des dialogues de Delphine Horvilleur et Wajdi Mouawad, où leurs humanités leur permettent d’échanger encore malgré des désaccords,

Je prie pour que la raison vous illumine et que vous puissiez reprendre le chemin du cœur, du dialogue et des complexités

je prie pour que la raison vous illumine et que vous puissiez reprendre le chemin du cœur, du dialogue et des complexités.

Non, tout ne peut pas être si pourri au Royaume du féminisme français et Les Guerrières de la Paix ne peuvent devenir l’unique bastion de l’exemplarité morale.

Roxane Kasperski