2024-04-07 L’avocat Arié Alimi : “Je sais que l’antisémitisme existe à gauche, mais le savoir n’a rien à voir avec l’éprouver” par Valérie Leroux

Préambule

L’avocat Arié Alimi : “Je sais que l’antisémitisme existe à gauche, mais le savoir n’a rien à voir avec l’éprouver”

Dans son dernier livre consacré au choc du 7 octobre , l’avocat appelle sa famille politique à renouer le dialogue en ses rangs alors que le conflit Israël-Hamas ne cesse d’y créer des lignes de fracture.

Par Valérie Lehoux

Introduction

Depuis une dizaine d’années, il est l’une des voix qui dénoncent inlassablement les violences policières en France.

Ce n’est pourtant pas à ce combat-là que l’avocat Arié Alimi consacre son dernier livre, mais au choc du 7 octobre, aux représailles massives de Tsahal sur Gaza , et aux retentissements du conflit au sein de la famille politique décoloniale dont il se revendique.

Dans Juif, français, de gauche… dans le désordre , Arié Alimi revient ainsi sur la construction de sa propre identité et sur la façon dont elle s’articule avec ses convictions.

Lui qui avait participé à la manifestation contre l’islamophobie en novembre 2019, et qui a également marché contre l’antisémitisme en novembre dernier – il fait partie du collectif Golem , créé à ce moment-là.

Aujourd’hui, il plaide pour l’urgence de renouer le dialogue, alors que l’antisémitisme s’exprime de façon de plus en plus décomplexée, y compris au sein de la gauche, fracturée comme jamais.

Dans ce livre, vous manifestez votre volonté de clarifier un certain nombre de points, sur le sionisme, l’antisémitisme, la lutte décoloniale, etc. Pourquoi ?

Parce qu’au niveau de la société française, les clivages ne cessent de se creuser, ce qui génère de la violence. Mais aussi parce qu’au sein de ce que je considère comme ma famille politique, j’ai été stupéfait de voir des justifications du 7 octobre , ne pointant que le poids – qui est réel, bien sûr – de l’occupation israélienne, et évacuant totalement la dimension humaine de l’événement .

Négligeant au passage le fait que la plupart des Juifs de France ont un lien organique avec Israël, de la famille, des amis, un attachement personnel qui implique que les massacres allaient forcément avoir un retentissement particulier ici. Soyons clairs, je suis aussi révolté par une forme d’insensibilité à ce qui est en train de se passer à Gaza ; par le fait qu’aujourd’hui, il y a un risque plausible de génocide – et de plus en plus de traces laissent penser qu’un jour cette qualification sera retenue.

Mais cela n’enlève rien à l’horreur du 7 octobre .

Or des organisations politiques de gauche dont je me sentais proche ont refusé de condamner les tueries, appliquant une vision manichéenne du monde, dominants/dominés, oubliant l’humanité des victimes .

L’antisémitisme, comme tous les racismes, peut prendre la forme d’un oubli de ce genre…

Et puis certains se sont mis à me regarder de travers, moi, juif, qui condamnais les massacres… “Cet avocat qui a instrumentalisé les luttes antiracistes et décoloniales par opportunisme… Les masques tombent.”

Je sais bien que l’antisémitisme existe à gauche – le terme a été créé en 1879 par un politique allemand d’extrême gauche, Wilhelm Marr. Mais le savoir n’a rien à voir avec le fait de l’éprouver, dans sa gorge et dans son ventre.

Emma Rafowicz, la présidente des Jeunes socialistes, a porté plainte à la suite d’attaques antisémites qu’elle subit depuis le 7 octobre, notamment parce que son oncle est porte-parole de l’armée israélienne…

Je la connais, on se parle beaucoup, et elle a raison de porter plainte .

Une partie de la gauche joue un jeu dangereux, sans doute plus par stratégie que par idéologie. Mais il y a aussi du dogmatisme. Aujourd’hui, parmi tout l’éventail de mes compagnons politiques, certaines réactions tournent au grand n’importe quoi. Des camps se structurent avec des idéologies qui, pour certaines, sont en train de récupérer l’identitarisme soralien.

À qui pensez-vous ?

À une partie de la sphère décoloniale par exemple, celle qui accueillait Judith Butler à Pantin le 3 mars 2024, et qui défend une vision très identitaire du monde et de la lutte décoloniale et antiraciste.

Personnellement, quand j’ai entendu Judith Butler qualifier les attaques du 7 octobre d’”acte de résistance armée”, j’ai tout de suite été troublé. Troublé qu’une figure que j’admirais puisse prononcer des mots qui créent un trauma, et qui font resurgir des débats qui avaient existé dans les années 1970 et avant, sur la justification de la violence et du meurtre. Ses mots sont une double négation. Négation de la qualification “ terroriste” à propos des tueries du 7 octobre. Et négation de leur caractère antisémite, alors même que la charte du Hamas est très claire là-dessus – elle veut rayer Israël de la carte –, et qu’on entend dans les vidéos filmées le jour même un faisceau d’indices qui penchent vers le caractère antisémite de l’attaque.

La logique qui sous-tend le discours de Judith Butler, c’est : puisque le Hamas est issu d’un peuple dominé, on doit mettre de côté d’autres réalités, voire les effacer, au seul profit de la lutte décoloniale.

Moi, je suis incapable de considérer les choses ainsi, de manière froide. Le mot “terrorisme”, au-delà des batailles sémantiques et des instrumentalisations politiques, a un sens clair : il désigne un mode d’action violent, moralement réprouvé parce qu’il vise des civils, et qui cherche à générer de la terreur.

Les meurtres de masse du Hamas ont visé des civils, ils s’inscrivaient à la fois dans une lutte décoloniale et un combat fondamentaliste .

Les organisations qui refusent de les qualifier de terroristes semblent considérer que la fin justifie les moyens, sans appréhension morale. Je ne peux pas .

Un collectif d’intellectuels a publié une lettre de soutien à Judith Butler, avançant que se baser sur l’extrait qui a tourné sur les réseaux sociaux relevait de la “ malhonnêteté intellectuelle” et ne reconnaissait pas son “ engagement têtu et continu pour la paix”…

J’ai évidemment regardé l’intégralité de la rencontre . Deux heures.

Et c’est vers la fin qu’interviennent les propos en question. Au moment où elle va formuler cette négation du terrorisme, cette négation de l’acte antisémite et l’affirmation qu’il s’agit d’un acte de résistance – toutes choses qu’elle énoncera très posément –, Judith Butler s’adresse à son public.

Elle lui dit : “Ça va me valoir des ennuis de dire ça mais vous me défendrez. Vous me défendrez quand je serai attaquée demain.” Elle sait donc précisément ce que ses mots vont provoquer : encore des fractures, encore de la conflictualité.

Alors que nous avons besoin du contraire, et c’est aussi le but de ce livre.

Il faut qu’un maximum de gens dialoguent : “Voilà ce sur quoi on est d’accord, pas d’accord, et est-ce que ça nous empêche d’exister ensemble ?” Je n’aime pas le dogmatisme.

Il faut savoir en permanence douter de ses propres actes ou de ses propres intentions. Moi-même, je me suis déjà égaré, je n’ai pas de difficulté à le reconnaître.

Égaré comment ?

Quand on a un prisme antiraciste, on doit sentir les évolutions de la société pour adapter son action. Or j’ai estimé, à tort, que les actes et comportements antisémites n’étaient plus suffisamment structurés, ou qu’ils n’avaient pas une intensité suffisante pour justifier de s’y appesantir, surtout au moment où il fallait mener la lutte contre d’autres racismes – anti-musulman notamment. Je me suis trompé .

Si les dialogues s’avèrent de plus en plus difficiles, c’est aussi parce qu’émerge une guerre des mots…

D’où l’importance de les poser le plus justement possible.

Pour une grande partie du camp décolonial, “sioniste” est devenu l’insulte suprême.

Pour une autre partie de la gauche, “antisioniste” est synonyme d’antisémite .

Or ces mots n’ont pas le même sens pour tout le monde.

Aujourd’hui, certains voient dans le concept d’antisionisme une critique acerbe de la politique israélienne ; d’autres, une critique de la façon dont le pouvoir s’y est structuré ; certains y voient encore une non-reconnaissance de l’État d’Israël et le souhait qu’il disparaisse. Moi qui suis tout à fait opposé à la politique de Netanyahou, je n’utilise pas ce terme, ne serait-ce que parce qu’il est polysémique .

On devrait faire un travail de séquençage historique des définitions, et de la façon dont elles ont évolué .

Dans l’histoire, il a existé plusieurs sionismes, et certains sionistes, comme le philosophe Martin Buber [né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965, ndlr], plaidaient pour un État binational .

Cette idée connaît actuellement une résurgence, mais je l’estime improbable avant plusieurs décennies, compte tenu du niveau de haine qui règne dans la région.

Quoi qu’il en soit, les mots doivent être redéfinis pour savoir de quoi on parle, avec qui, et sur quelle base .

Qui peut les redéfinir ?

La sphère intellectuelle, la sphère politique. Et on peut très bien admettre l’existence de plusieurs définitions…

Mais si on a plusieurs définitions, comment avoir un langage commun ?

Vous avez raison… Toutefois, il sera difficile d’arriver à une vision univoque de ce que portent les mots, tant ils sont chargés différemment par les uns et par les autres. Il faut donc au moins assumer cela. Dire clairement qu’il y a des définitions différentes. Le simple fait que les gens l’ignorent entraîne des conflictualités qui pourraient ne pas exister. Il est nécessaire de poser les différentes hypothèses de définition. “ Vous parlez de sionisme, très bien, mais de quoi parlez-vous précisément ?” Ce serait déjà beaucoup.

Vous croyez dans la restauration rapide d’un dialogue ?

J’ai toujours adopté une attitude très optimiste, sur le sujet des libertés publiques comme sur celui des violences policières.

Je fais de même pour les fractures du monde intellectuel et politique à gauche. Je ne m’adresse pas à l’extrême droite, dont l’antisémitisme est consubstantiel, il ne faudrait pas l’oublier.

Je m’adresse à ceux avec lesquels j’estime partager un minimum de valeurs communes. Ceux dont j’ai rencontré les idées en 2014-2015, et qui ont bien voulu m’accepter.

Que s’est-il passé à ce moment-là ?

En juillet 2014, j’ai défendu deux personnes à la suite d’une émeute antisémite à Sarcelles, ville où je suis né [des commerces tenus par des juifs avaient été visés en marge d’une manifestation de soutien aux Palestiniens de Gaza, ndlr]. J’étais avocat, on m’avait appelé in extremis pour les défendre, c’était en comparution immédiate, j’avais une heure pour préparer le dossier, rencontrer les clients, voir ce qui leur était reproché. Sur le coup, je n’ai pas pris conscience de ce qui allait advenir. Puis en sortant de la salle d’audience, quand j’ai vu la quantité de journalistes, avec micros et caméras, je me suis dit : “ Aïe, ma mère et mon père vont me voir. Peut-être qu’ils ne vont pas comprendre. Mes grands-parents non plus.”

Dans la semaine qui a suivi, les réactions ont été très violentes avec la communauté juive de Sarcelles, et plus généralement avec nombre de mes amis. Là aussi, beaucoup se sont mis à me regarder comme un monstre à qui on ne pouvait plus parler. Je n’étais pas prêt à cela. Ce sont des moments de vie importants. Cela étant, je ne le regrette pas, ça m’a permis de passer d’un univers à un autre ; d’une grotte à ce qui est peut-être une autre grotte… Au moins, j’en aurai vu plusieurs.

Hormis ce livre, que faites-vous pour faciliter ces dialogues que vous appelez de vos souhaits ?

Des rencontres publiques un peu partout en France, organisées par des associations, parfois la Ligue des droits de l’homme. Je fais des conférences inversées : ce n’est pas moi qui prends la parole en premier mais je dis au public : “À vos micros, et dites-moi ce que vous pensez de ce qui se passe?”

Nous avons beaucoup parlé des questions policières.

Maintenant des questions d’identités et de la gauche.

Le fait de se voir, de discuter en présentiel, permet d’éliminer une bonne part d’animosité, d’hostilité ou d’agressivité, y compris sur des sujets extrêmement compliqués.

Quand je parle du sionisme par exemple, je sens les corps se crisper, puis se détendre quand je développe le rapport historique au mot, l’explication de ce qu’étaient les sionismes, etc.

Il y a une méconnaissance du sujet dans un public jeune, mais également dans un public politisé .

Déplier les idées, permettre aux gens de savoir ce qu’il y a derrière ces mots vide beaucoup de tensions. Je suis persuadé qu’on peut toujours faire évoluer les esprits, y compris avec ceux qui, à gauche, tiennent des propos antisémites. Je me trompe peut-être, mais j’ai cette croyance en l’être humain.

Juif, français, de gauche… dans le désordre, éd. La Découverte .