2024-04-16 Comment l’université de Strasbourg, secouée par le conflit à Gaza, tente, malgré un regain d’antisémitisme, de rester un lieu de débat par Charlotte Bozonnet

Auteure Charlotte Bozonnet

Introduction

Des tags quotidiens, des blocages ponctuels, une agression physique, un dialogue entre étudiants tabou…

A l’instar de nombreuses universités françaises, les répercussions du conflit entre Israël et le Hamas n’épargnent pas le campus de Strasbourg, obligeant direction et enseignants à une délicate équation.

Des tags quotidiens, un dialogue impossible, une agression… L’université n’est pas épargnée par l’actualité

Sur le campus de l’université de Strasbourg, un matin d’avril, les étudiants découvrent la nouvelle série de tags apparus dans la nuit : “40 000 morts à Gaza, France complice, stop arming Israël”, “Colon un jour, colon toujours”, “Palestine vivra”. Des traces blanches sur les piliers en béton des bâtiments témoignent de l’effacement de précédentes inscriptions. “Depuis le 7 octobre, on en trouve tous les matins. On n’est pas sûr que ce soit le fait d’étudiants puisque le campus est ouvert sur la ville, mais peu importe : chaque jour, on les enlève après les avoir photographiés, témoigne le président de l’université, Michel Deneken, depuis son bureau vitré, sorte de tour de contrôle au milieu du campus. Même s’ils ne sont pas ouvertement antisémites, on est convaincus que les laisser contribuerait à un climat délétère. On sait que l’antisionisme est parfois le déguisement de l’antisémitisme.”

A l’image de nombreux établissements de l’enseignement supérieur, la fac de Strasbourg (qui compte quelque 55 000 étudiants) a été percutée par la tragique actualité au Proche-Orient : l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, puis la riposte, toujours en cours, de l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Tags, blocages ponctuels, réticences à organiser des conférences et même une agression physique. Si “l’université n’est pas à feu et à sang”, comme le répète M. Deneken, elle fait face, comme d’autres, à une délicate équation : rester un lieu de débat sur le conflit israélo-palestinien tout en luttant contre un regain d’antisémitisme.

Climat anxiogène

Depuis le 7 octobre 2023, 67 actes antisémites ont été relevés dans des établissements de l’enseignement supérieur, soit deux fois plus que pendant l’année universitaire 2022-2023, selon les chiffres de l’association France universités. “Les présidentes et présidents d’université ne sont ni dans la dénégation ni dans le déni face aux expressions de haine”, a assuré son président, Guillaume Gellé, lors d’une table ronde organisée sur ce thème à l’Assemblée nationale. A Strasbourg, en janvier, trois jeunes de confession juive ont été agressés sur le campus. Membres du Collectif du 7 octobre, ils collaient des affiches pour la libération des otages israéliens détenus à Gaza quand ils ont été pris à partie par deux filles. “Le ton était très agressif. Elles nous ont dit qu’on ne collerait pas ce soir, puis ont téléphoné en disant qu’il y avait des “fascistes sionistes à dégager”. On a vu arriver cinq à six personnes avec le visage masqué”, témoigne l’une des victimes, Sasha (le prénom a été modifié), joint par téléphone. Il est jeté à terre et frappé. Plusieurs plaintes ont été déposées et la procédure est en cours. “C’est un campus tranquille, 99 % du temps ça se passe bien. Le fait de discuter, de tracter, ça fait partie de la vie du campus. C’est pour ça que cette agression m’a peiné”, confie le jeune homme. Sasha a tenu à retourner vite en cours, mais il avoue avoir ressenti de l’angoisse pendant plusieurs semaines en revoyant les lieux de l’agression.

Strasbourg et sa région accueillent l’une des plus anciennes et importantes communautés juives de France, avec une forte tradition de dialogue interreligieux. Or, ces derniers mois – sans aller jusqu’à l’agression physique, un cas extrême et isolé –, s’est installé un climat qui peut être anxiogène pour des jeunes de confession juive. Victor (qui n’a pas souhaité donné son nom), étudiant en master 2 d’actuariat – “des maths appliquées”, précise ce passionné –, fait désormais très attention à ne pas garder sa kippa quand il sort de chez lui, même dans le quartier juif du Contades. Et, bien qu’il se sente profondément concerné par ce qui se passe en Israël, il ne se verrait pas coller des affiches pour les otages, “trop dangereux”, estime-t-il. Présidente de la section strasbourgeoise de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), Natacha Hubelé, 22 ans, a été en première ligne de ces tensions. “Dès le dimanche 8 octobre, nous [l’UEJF] avons envoyé une lettre aux responsables d’université pour les alerter sur le fait qu’il y aurait des retombées, des tensions, mais aussi que le débat allait se fermer”, témoigne la jeune femme, étudiante en kiné, qui a elle-même fait face à “une vague de haine sur les réseaux sociaux”.

Dans sa lutte contre l’antisémitisme, la direction de l’université est jugée irréprochable par tous les interlocuteurs rencontrés. Dès l’attaque d’octobre, un communiqué était publié pour appeler au calme. Son président, Michel Deneken, prêtre catholique, s’exprime régulièrement sur la question. “Les étudiants savent qu’ils trouveront toujours un soutien auprès de moi, de l’université. Certains me disent “en tant que juifs, on reste discrets”. Eh bien, moi, ça ne me va pas !”, souligne-t-il, rappelant que le regain de tension actuel n’est pas nouveau. A chaque embrasement au Proche-Orient, la France enregistre une hausse des actes et propos antisémites. “L’université n’est pas en dehors de la société, elle en est un prolongement”, rappelle le président. Néanmoins, dans cette lutte, l’université se heurte à certaines difficultés. Michel Deneken avait été interpellé par les résultats d’un sondage IFOP, commandé par l’UEJF et publié le 28 septembre 2023 dans Le Parisien : on y apprenait que neuf étudiants juifs sur dix avaient été victimes ou témoins de propos ou d’actes antisémites en France. “Ce n’est pas ce qui nous revient à l’université. Il y a clairement un phénomène d’autocensure, certains étudiants me l’ont confirmé”, avance-t-il. “Nous avons très peu de remontées, confirme Valérie Gibert, directrice générale des services (DGS). Les violences verbales ont souvent lieu dans des groupes sur les réseaux sociaux, donc en dehors du champ de l’université. Il faut que les étudiants nous le signalent, qu’ils témoignent, nous montrent ces échanges, sinon on ne peut rien faire.”

Face à ce problème, la direction vient de décider d’ajouter sur le site de l’université un espace qui permettra à tout étudiant de dénoncer des faits d’antisémitisme ou de racisme. A l’autre bout : la DGS, le service juridique et la référente racisme et antisémitisme, tous tenus à un devoir de confidentialité, recevront ces signalements. L’espoir est que la parole puisse se libérer, à l’image de ce qui s’est passé pour les violences sexistes, sexuelles et homophobes, longtemps restées dans l’ombre car les victimes n’osaient pas s’exprimer. “Dans le climat actuel, souligne Michel Deneken, notre manière de résister est aussi de continuer à organiser un débat contradictoire, digne de l’université”, y compris sur le conflit israélo-palestinien. Ce n’est pas aisé. La difficulté à échanger est réelle tant le sujet est explosif, parce qu’il relève de l’intime, de l’histoire, du religieux, de la politique, d’une vision du monde. Chacun semble s’isoler, coincé dans ses certitudes ou par crainte de créer des remous.

Victor, l’étudiant en fac de mathématiques, explique ne pas se sentir menacé dans sa promo, mais avoue ne pas parler du conflit avec ses camarades, dont beaucoup sont des amis, pour éviter d’éventuelles tensions. “Depuis le 7 octobre, on n’en a pas du tout parlé. Il y a beaucoup de diversité dans la classe, je crois qu’on se dit tous qu’évoquer le sujet ne ferait qu’envenimer les choses.”

Repli sur soi général

Une seule conférence a été organisée, par Sciences Po Strasbourg, qui fait partie de l’université mais ne se trouve pas sur le même campus, et l’association étudiante Sciences Po Forum, avec le journaliste Pierre Haski, sur l’Europe face au conflit israélo-palestinien. L’amphithéâtre de 300 places était plein. « On s’est entouré de quelques précautions, notamment trois vigiles supplémentaires aux entrées de l’amphi, et j’avais demandé qu’il n’y ait pas de drapeau palestinien, explique Jean-Philippe Heurtin, le directeur de l’institut d’études politiques. Le débat s’est tenu dans le plus grand calme et respect mutuel.” Myrtille (qui n’a pas non plus souhaité donné son nom), étudiante en deuxième année à Sciences Po, membre de l’association Sciences Po Forum et Stras’Diplomacy, avait monté un projet d’événement sur l’histoire du conflit, mais il a été retoqué par l’administration après l’attaque du 7 octobre. Elle regrette aussi une impossibilité de dialoguer entre étudiants. “En cours, quand on évoque le sujet, on sent que chacun veut affirmer sa position, sans possibilité de changer d’avis ou d’évoluer. Sur les groupes Messenger, le ton monte très vite”, témoigne l’étudiante pour qui “l’école devrait davantage prendre l’initiative d’organiser le débat”.

Les espaces de rencontre entre associations se sont aussi rétrécis. “Chaque année, on faisait une soirée festive autour de “Soukkot [fête juive] expliquée à nos potes”, on faisait de la médiation interculturelle, mais ce cercle s’est beaucoup refermé”, témoigne Natacha Hubelé. L’UEJF et SOS-Racisme n’ont, par exemple, pas organisé la conférence sur les 30 ans du génocide rwandais qu’ils prévoyaient en janvier. Comme si l’ombre du conflit brouillait tout le reste. On s’écharpe aussi sur les mots. “Le sionisme, ce n’est pas soutenir Nétanyahou ! On peut être français sans être macroniste”, s’agace Natacha Hubelé, la responsable de l’UEJF. « Je me considère comme antisioniste et je ne suis pas antisémite”, explique de son côté Eran Shuali, maître de conférences en philologie biblique à la faculté de théologie de Strasbourg, juif israélien installé en France depuis vingt ans.

Symptomatique de ce repli sur soi général, le comité Palestine Unistras, celui de l’université de Strasbourg, a refusé de participer à notre reportage. Les membres (qui ont organisé des débats, notamment sur le système de santé à Gaza, et des événements pour faire connaître la culture palestinienne) en ont assez de l’amalgame fait par certains entre défense des droits des Palestiniens et antisémitisme. Yoav Shemer-Kunz est chercheur associé au Laboratoire SAGE de l’université de Strasbourg (Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe). Juif israélien engagé à gauche, notamment au sein de Tsedek !, collectif juif décolonial, il dénonce, lui aussi, une tentative d’apposer l’étiquette d’antisémitisme sur toute critique de la politique menée par Israël. “Un amalgame favorisé par le gouvernement israélien” pour se dédouaner de ses responsabilités, estime-t-il.

Ce spécialiste des relations entre l’Union européenne et Israël, à Strasbourg depuis quinze ans, regrette que le débat autour du conflit soit si souvent éludé. “En France, à l’université, ça fait partie des sujets tabous. On évite d’en parler, on marche sur des œufs, et puis ça explose sur les réseaux sociaux, sur les murs. Le défi est, au contraire, d’en parler en classe afin de donner un cadre au débat.” Pour les enseignants et les responsables universitaires, l’exercice n’a rien d’évident. Chacun cherche l’équilibre et la justesse. “Après le 7 octobre, nous avons été un certain nombre d’enseignants à faire des points, selon nos spécialités, sur ce qui était en train de se passer et il n’y a eu aucune difficulté”, assure Jean-Philippe Heurtin, le directeur de Sciences Po, qui dit veiller à un “traitement rationnel” du débat. “Certaines choses sont inaudibles, comme la remise en cause de l’existence d’Israël, ce qui n’empêche pas la critique du gouvernement israélien”, souligne M. Heurtin. Pour preuve : il a accordé une salle au comité Palestine de l’institut d’études politiques pour que ses membres se réunissent : “J’ai tenu à assister à cette assemblée et je n’ai pas entendu une seule parole qui relèverait de l’antisémitisme.”

“Ecouter les historiens”

A l’université aussi, on précise avoir donné de l’espace au comité Palestine Unistras pour qu’il organise ses événements. “Ils nous accusent de brider leur liberté d’expression. Et c’est vrai qu’en octobre, nous les avions fait sortir d’un bâtiment, mais c’est uniquement parce qu’ils n’avaient pas fait de demande de réservation. Il y a des procédures à respecter”, souligne la DGS, Valérie Gibert.

Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à Strasbourg, spécialiste de la mémoire de la Shoah, Audrey Kichelewski explique vouloir “rafraîchir » son cours sur les violences de masse et génocides au XXe siècle. “Il faut vraiment que les étudiants réfléchissent au sens des mots qui sont employés. Je suis capable de reconnaître que ce qui se passe dans la bande de Gaza est horrible, sans avoir besoin de le comparer au ghetto de Varsovie !”, explique Mme Kichelewski qui appelle à “écouter les historiens”. Après le 7 octobre, elle-même a dû rassurer une de ses étudiantes, juive, qui ne voulait plus venir en cours en amphi, par peur. “Il est délirant qu’un conflit qui se passe à 5 000 kilomètres puisse avoir des répercussions sur des étudiants juifs qui veulent juste suivre leurs études !” Eran Shuali, l’enseignant d’hébreu biblique à la fac de théologie, assure, lui, se sentir bien à Strasbourg. “Mais en tant qu’Israélien, on vit une période difficile au niveau de l’affect, reconnaît-il. On a été bouleversé par l’ampleur du massacre commis le 7 octobre, mais je n’aurais jamais imaginé qu’Israël soit capable d’une riposte d’une telle violence.” Dans son cas, le débat impossible ne se pose pas à l’université, où il a reçu de nombreuses marques de solidarité après l’attaque du Hamas, mais avec ses amis et sa famille restés en Israël.