2024-04-22 Post-scriptum : Baubérot, Meurice, manichéismes concurrents et extrême droitisation par Philippe Corcuff

Introduction

J’ai proposé le 5 avril 2024 sur mon blog de Mediapart une analyse des polarisations manichéennes à gauche en France à propos des drames en cours du Proche-Orient : “Guillaume Meurice/Coco : l’humour politique est-il incritiquable ?” .

Jean Baubérot a formulé sur son blog une analyse différente, critiquant de manière amicale et argumentée la mienne (ce qui tranche avec nombre de commentaires agressifs, voire haineux, qui ont fait suite à mon texte), le 12 avril : “Quand une blague sur France Inter nous questionne sur l’antisémitisme et la liberté d’expression” .

Le texte ci-après, sous la forme d’une lettre au ton également amical, doit être compris comme un post-scriptum à un débat serein en contexte émotionnellement inflammable .

Post-scriptum : Baubérot, Meurice, manichéismes concurrents et extrême droitisation

Cher Jean,

Je n’ai pas pu prendre immédiatement connaissance de ton texte du 12 avril 2024, étant en déplacement hors de France. Merci d’avoir rebondi de manière critique, bienveillante et argumentée sur mon texte consacré à la “blague” de Guillaume Meurice et à un dessin de Coco ! Je ne suis pas convaincu par tes arguments, mais je te sais gré d’avoir essayé de déplacer mon regard.

Si je ne suis pas convaincu, c’est que je suis vraisemblablement plus inquiet que toi quant à la période et plus pessimiste sur la situation en France .

La “blague” de Meurice (comme les propos de Judith Butler à Pantin, que j’avais traités peu avant sur le site du Nouvel Obs : “Manichéisme de Judith Butler et de BHL, fragilités d’Anne Sylvestre et Batman” , 29 mars 2024), qui retient l’essentiel de ton attention dans mon texte, intervient dans un contexte périlleux de réactivation de l’antisémitisme en France , alors que les massacres de Gaza stimulent ce “côté obscur de la force”, en lui donnant une vivacité passionnelle .

Et la façon dont des préjugés antisémites ne se reconnaissant pas comme tels et l’émotion légitime vis-à-vis de l’horreur générée à Gaza par l’armée israélienne peuvent s’emboîter dans un engrenage délétère à travers certains discours à gauche est favorisée par l’état antérieur des dérèglements confusionnistes dans notre pays .

Le processus de relativisation de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale

J’avais ainsi analysé dans mon livre “La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021) le processus de relativisation de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale (associé à une minoration du combat contre les islamo-conservatismes, dans leurs formes légalistes et djihadistes , à distinguer et non à amalgamer comme souvent dans les médias), dans une compétition toxique entre lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme (1) .

Sur la base de cette relativisation, une nouvelle phase plus redoutable pourrait être en cours : une sorte de légitimation passive de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale

Sur la base de cette relativisation, une nouvelle phase plus redoutable pourrait être en cours : une sorte de légitimation passive de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale :.

  • La “blague” de Meurice,

  • les déclaration de Butler à Pantin,

  • certains propos de Jean-Luc Mélenchon (2) ,

  • les ambiguïtés d’une partie du mouvement féministe vis-à-vis des féminicides et des viols commis par le Hamas le 7 octobre et, au-delà,

  • un négationnisme larvé vis-à-vis des massacres du 7 octobre (3) ,

  • l’avant-dernier billet de blog de Frédéric Lordon sur le site du Monde Diplomatique (4)

  • et la très grande majorité des commentaires suite à mon billet du 5 avril 2024

en constituent des indices.

Ce sont des dynamiques idéologiques inintentionnelles qui échappent largement aux acteurs qui y participent, qui sont pris dans des jeux tactiques à court terme et/ou des logiques émotionnelles .

Cependant, n’oublie pas que la “blague” de Meurice et les déclarations de Butler sont mises en vis-à-vis dans mes textes avec le dessin de Coco et les déclarations de BHL (qui héritent quant à eux de la complaisance vis-à-vis de l’islamophobie au sein de la gauche dite “républicaine”, avec des amalgames entre des pratiques musulmanes ordinaires et “l’islamisme”) portant une relativisation des crimes de guerre perpétrés par l’État d’Israël à Gaza. C’est un aspect de mon analyse sur lequel ton texte fait l’impasse .

Dans ce cadre élargi, les dynamiques idéologiques se compliquent avec une co-construction non volontaire d’un espace manichéen concurrent, au sein duquel chaque pôle est doté d’impensés, de préjugés et d’une “bonne conscience” différents.

Un espace manichéen confusionniste

Un espace manichéen confusionniste (au sens du développement d’interférences entre thèmes et postures d’extrême droite, de droite et de gauche dans le contexte d’un recul important du clivage gauche/droite) qui contribue à accentuer l’extrême droitisation des débats publics .

Cette polarisation manichéenne n’aide en rien au développement de la nécessaire mobilisation pour le cessez-le-feu à Gaza, encore trop faible dans notre pays, et freine même son élargissement.

Voilà donc quelques brefs prolongements à notre controverse raisonnée.

bien à toi et à une autre occasion

Philippe

Notes

(1) Philippe Corcuff, La grande confusion Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, éditions Textuel

Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, éditions Textuel, 2021, pp. 386-448 ;

voir aussi “Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui” , revue Confluences Méditerranée, n° 121, pp. 35-52.

(2) Voir deux communiqués du RAAR

Voir deux communiqués du RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes) :

(3) Voir, comme exemple de ces ambiguïtés au sein du mouvement féministe, la tribune signée entre autres par Judith Bernard, Tithi Bhattacharya, Sam Bourcier, Elsa Dorlin, Emilie Hache ou Isabelle Stengers

Voir, comme exemple de ces ambiguïtés au sein du mouvement féministe, la tribune signée entre autres par Judith Bernard, Tithi Bhattacharya, Sam Bourcier, Elsa Dorlin, Emilie Hache ou Isabelle Stengers : “Propagande de guerre pro-israélienne : notre féminisme ne se laissera pas enrôler”, site de la WebTV Le Média , 21 novembre 2023 ;

pour des critiques féministes de ces ambiguïtés, voir ʺUn curieux féminismeʺ : elles dénoncent le tour pris par la manifestation du 25 novembre”, par Brigitte Stora, Martine Storti, Sylvaine Bulle et al., site de L’Express, 27 novembre 2023,

ainsi que “Guerre Hamas-Israël : le féminisme ne peut servir à relativiser les violences subies par les juifs et juives” , par Sandra Laugier et al., site de Libération, 12 décembre 2023.

(4) Frédéric Lordon, “Butler, Alimi et l’”éthique””

Frédéric Lordon, “Butler, Alimi et l’”éthique” , Les blogs du Diplo, 28 mars 2024 ;

pour un point de vue opposé à Lordon au sein de la gauche radicale, voir Rober Martelli, “Six mois après le 7-Octobre, avoir raison avec Arié Alimi” , site du magazine Regards, 8 avril 2024.