2024-04-25 Joann Sfar : “Le tissu des conversations est déchiré depuis le 7 octobre” par Raphaëlle Leyris

ENTRETIEN

Le bédéiste et écrivain s’est consacré très vite, après les attaques du Hamas, à ce qui est devenu “Nous vivrons”, un album-enquête en France et en Israël, qui cherche à inscrire l’événement dans l’histoire et à saisir les angoisses du moment

Propos Recueillis Par Raphaëlle Leyris

Introduction

Le jour où on le rencontre chez son éditeur, Joann Sfar porte autour du cou le “haï” (“vie”, en hébreu) offert par ses amis pour ses 52 ans.

Le 7 octobre 2023, il venait de calligraphier, à destination du joaillier, les deux lettres hébraïques composant ce mot symbole du judaïsme. En apprenant les attaques du Hamas, il les a postées sur ses réseaux sociaux avec une des traductions possibles : “Nous vivrons”.

Six mois plus tard, Nous vivrons est le titre de l’épais album né de son désarroi, de son chagrin, de son goût d’expliquer et de sa soif de comprendre.

Un livre qui semble d’abord emprunter sa forme aux carnets dessinés dans lesquels Joann Sfar chronique son quotidien et ses réflexions (le dernier paru est Les enfants ne se laissaient pas faire, Gallimard, 2023).

Cela concerne surtout la première moitié de Nous vivrons, où Joann Sfar est en France. Après les massacres, dont l’ampleur et l’horreur se révèlent un peu plus chaque jour, il échange avec des vivants aussi accablés que lui, mais dialogue surtout avec les fantômes de son père et de son grand-père. Progressivement, l’ouvrage revendique sa forme d’enquête, nourrie, dans sa deuxième partie, de reportages en Israël, à Tel-Aviv, dans le sud du pays, et à Jérusalem, où l’auteur interroge des hommes et des femmes, juifs, mais pas seulement, sur la manière dont ils appréhendent le présent et l’avenir après le 7 octobre, la guerre contre le Hamas et les morts de Gaza –

“J’en suis malade. Ma plume ne justifiera jamais aucune tuerie”, écrit-il.

Le texte, avec les commentaires de l’auteur ou ses méditations sur l’histoire du conflit israélo-arabe, prête main-forte au dessin pour donner à voir la complexité du réel, le poids du passé et la densité de l’angoisse où baignent les êtres dont il trace le portrait – ce qui n’exclut pas des passages drôles, d’un humour féroce, désespéré ou absurde.

Estimez-vous que “Nous vivrons” est né du 7 octobre lui-même ou des réactions que le massacre perpétré par le Hamas a provoquées en France et dans le monde ?

Le 7 octobre est une tragédie qui a mis au grand jour une espèce de gouffre conceptuel concernant le Proche-Orient, sur lequel se développent les pires horreurs, y compris en Europe.

Face à cette déflagration et aux fake news qui ont suivi, au vacarme qui s’est déchaîné, la seule réaction possible a été pour moi de faire mon travail de dessinateur avec mon vocabulaire de portraitiste, en donnant la parole au plus de gens possible.

Il s’agit d’avoir un marqueur pour l’histoire de ce que sont les juifs aujourd’hui, depuis ma perspective de juif français, européen. Après le 7 octobre, je n’arrivais à rien faire d’autre, j’ai abandonné tous mes autres projets. J’ai eu le sentiment d’être capable de mener cette enquête à son terme si je me concentrais dessus.

L’album se divise en deux parties à peu près égales, où vous faites parler les hommes et les femmes que vous rencontrez, l’une écrite depuis la France, l’autre en Israël…

La première moitié du livre, avec ces juifs en Europe, c’est pratiquement un hommage à Stefan Zweig [1881-1942] : cent pages de plus et je me suicide ! [rires]

Au moment où je pars en Israël, il y a, sans que je me prenne pour lui, le souvenir de Joseph Kessel [1898-1979] et de ses reportages, l’envie d’aller là-bas et de décrire ce que je vois. J’ai voulu laver mon mal-être dans des centaines de visages, faire parler le doute et l’anxiété d’un maximum d’individus et les substituer aux certitudes de groupes qui vont nous mener droit au cimetière.

Ce que je préfère, c’est quand un interlocuteur me dit quelque chose qui ne me plaît pas. Je mets mon petit talent au service de ce qu’il m’a raconté et qui ne me va pas.

Parce que plus j’avance, moins je pense grand-chose. J’aime la longueur qui permet à des trames narratives de se nouer presque malgré soi. On voit d’abord se déployer cette angoisse qu’on a éprouvée en France après le 7 octobre, et puis, une fois en Israël, on voit ce pays soudé dans la guerre, mais complètement divisé.

Comme une Cocotte-Minute qui va exploser.

Et on perçoit vite que la réponse militaire va vers l’impasse, qu’il n’y a pas de promesse politique et que le sens du pacte social israélien s’est dissous…

Je voudrais préciser une chose : je ne suis ni journaliste ni historien, mais je m’efforce d’offrir à ceux-ci un objet dont ils puissent se servir, une BD qui relève des sciences humaines. Ce livre a un petit côté “Tintin reporter”, mais Les Arènes sont aussi un éditeur de sciences humaines, et Nous vivrons a été relu par des historiens et des journalistes pour éviter les erreurs.

Vous dessinez certaines scènes survenues le 7 octobre, et vous vous demandez «comment raconter ?” La question de l’irreprésentable est centrale chez vous, comment l’avez-vous abordée au moment de mettre les faits en images ?

Ces massacres ont eu la spécificité d’être filmés et diffusés par ceux qui les commettaient. On les a suivis presque en temps réel, à mesure qu’ils avaient lieu. Et malgré cela, on a immédiatement commencé à entendre un discours négationniste tandis que les juifs étaient accusés d’être des “pleurnicheurs”, etc.

J’étais assez prédisposé à ce travail de dessin parce que j’avais terminé peu de temps avant un carnet dessiné, Les enfants ne se laissaient pas faire, qui parle sur cinq cents pages de la Shoah par balles .

Le 7 octobre, je me suis retrouvé à suivre sur [le réseau social] X des massacres qui ressemblaient à ceux commis par les Einsatzgruppen [unités mobiles d’extermination du IIIe Reich] dans l’est de l’Europe sous occupation nazie, mais aussi aux pogroms qui ont eu lieu dans le monde arabe à partir des années 1920, comme le Farhoud, en Irak [une vague de violence contre les juifs de Bagdad déclenchée en juin 1941].

Il y avait des résonances qu’il ne faut pas surjouer non plus, chaque moment de l’histoire a sa spécificité, mais ces massacres ne venaient pas de nulle part .

Quand je prends des photos d’actualité et que je les redessine, ce n’est pas pour les adoucir. Je ne suis pas là pour ça. Le dessin est beaucoup plus “préhensible” pour l’intellect que la photo, qui n’est pas un outil intellectuel, mais quelque chose qui déchire l’âme.

Le dessin offre déjà une petite gangue de compréhension .

Comme le travail de l’historien et du journaliste, celui du dessinateur est là pour inscrire dans l’histoire. Pour sortir un événement de la succession des jours qui font que, deux semaines après, on nous dit qu’on est passé à autre chose. L’accumulation des horreurs, la tragédie en cours à Gaza, ne font pas oublier le 7 octobre.

En donnant “Nous vivrons” pour titre à votre livre, sur la couverture duquel vous vous représentez au milieu d’une foule, peut-on considérer que vous prenez la parole au nom d’une communauté ?

C’est une vraie question. Je ne veux pas être le représentant des juifs de France ni le porte-parole d’Israël.

Je le dis souvent, le propre des juifs est de n’être jamais d’accord sur rien, mais j’ai été frappé après le 7 octobre de voir à quel point, partout dans le monde, ils partageaient la peur de disparaître, si ce n’est physiquement, au moins par l’effacement du récit qu’ils se font à propos du lieu où ils sont.

Ici, c’est l’adage “Heureux comme un juif en France” ; aux Etats-Unis, c’est le rêve d’un melting-pot où chaque communauté aurait sa place…

Et puis, il y a bien sûr cette idée qu’Israël serait un refuge si les pogroms recommençaient dans d’autres pays.

Le 7 octobre, tous ces mythes se sont effondrés d’un seul coup .

Bien loin de la marge, il y a maintenant dans le discours public une espèce de convergence antijuive qui a droit de cité, et cela crée un effarement.

Bien loin de la marge, il y a maintenant dans le discours public une espèce de convergence antijuive qui a droit de cité, et cela crée un effarement.

Je suis moitié séfarade, moitié ashkénaze, profondément français, et toute ma famille paternelle est israélienne.

Ça me semble être un point d’observation pertinent pour ce que je voulais faire avec ce livre. Je ne me suis jamais projeté ailleurs qu’en France.

Tout ce que je fais depuis trente ans, c’est-à-dire dessiner des juifs qui ont l’air arabes, tenter de réenchanter un passé maghrébin dans Le Chat du rabbin [Dargaud, depuis 2002], c’est parce que je crois au tissu de conversations qu’on a noué depuis des décennies entre communautés.

Il est déchiré depuis le 7 octobre, et certains groupes politiques s’amusent à le déchirer encore plus, comme s’il y avait un gain électoral à exciter à la haine.

Je ne peux pas faire comme si je ne voyais pas qu’il y a une augmentation énorme des actes antijuifs en France.

Je ne peux pas faire comme si je ne voyais pas qu’il y a une augmentation énorme des actes antijuifs en France.

Vous écrivez que vous hésitez parfois à porter votre “haï” en public, mais que, de toute façon, beaucoup de gens, dans la rue, vous reconnaissent et savent que vous êtes juif. “Neuf fois sur dix, cela se passe bien”, précisez-vous. Mais qu’en est-il de la dixième fois ?

Je ne veux pas entrer dans le détail, mais, depuis le 7 octobre, je n’ai failli me battre que trois fois.

Si je voulais être optimiste, je dirais que ça montre une chose : ce qu’on a construit en matière de dialogue intercommunautaire et de vivre-ensemble dans ce pays fonctionne.

On n’a pas eu, dans les manifestations propalestiniennes en France, les démonstrations de violence et de haine antijuifs qu’ont connues la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Canada…

Reste qu’il existe une grande différence entre aujourd’hui et il y a une trentaine d’années : on a affaire, côté pro-israélien comme côté propalestinien, à un militantisme désinformé et à une radicalisation qui se fait sans base théorique .

Cela empêche la discussion.

Nous vivrons. Enquête sur l’avenir des juifs Joann Sfar, Les Arènes, “BD”, 456 p., 35 €.