2024-01-17 Ken Krimstein adapte en BD des récits des années 30 : «J’ai voulu montrer que le quotidien de ces jeunes juifs était difficile» par Virginie Bloch-Lainé

Journaliste

Ken Krimstein adapte en BD des récits des années 30 : «J’ai voulu montrer que le quotidien de ces jeunes juifs était difficile»

Ken Krimstein adapte en BD des récits des années 30 : «J’ai voulu montrer que le quotidien de ces jeunes juifs était difficile»

A partir d’autobiographies de jeunes découvertes en 2017 à Vilnius, le dessinateur américain retrace la vie dans le Yiddishland à l’aube de la guerre.

Cachées dans les orgues et dans les confessionnaux, 180 000 pages de documents en yiddish ont réapparu

Dans «Vivre», Ken Krimstein adapte six autobiographies d’adolescents des années 1930. (Ed. Christian Bourgeois)

Est-ce la découverte «la plus importante pour l’histoire juive depuis les manuscrits de la mer Morte» ? David Fishman, membre du conseil du département d’histoire du séminaire théologique juif des Etats-Unis, le déclare en tout cas en 2017 lorsqu’il voit de ses propres yeux, à Vilnius, des textes tout juste exhumés par des ouvriers qui remettaient en état une cathédrale désaffectée. Cachées dans les orgues et dans les confessionnaux, 180 000 pages de documents en yiddish ont réapparu. Dans cette masse se trouvent des autobiographies rédigées dans les années 1930 par des jeunes âgés de 16 à 22 ans. Ils avaient été incités à prendre la plume par le Yivo, une institution créée en 1925 à Wilno, le nom de Vilnius quand la ville était polonaise. Le Yivo était le centre d’étude du Yiddishland, territoire sans frontières nettes de l’Europe de l’Est qui, avant la Seconde Guerre mondiale, comptait dix millions de Juifs.

Ces autobiographies, le dessinateur américain Ken Krimstein part les découvrir à son tour à Vilnius

Ces autobiographies, le dessinateur américain Ken Krimstein part les découvrir à son tour à Vilnius, peu de temps après leur résurrection. Il sélectionne six récits, les met en forme avec ses propres mots, et compose avec eux un roman graphique dominé par la couleur orange, «parce que c’est une couleur polyvalente. Elle peut symboliser la vie, mais aussi le feu et le danger, sans être aussi dure que le rouge. C’est une couleur qui attire le regard mais elle a aussi quelque chose de poétique. Je trouve d’ailleurs que la couverture de l’édition française, tout orange, est plus réussie que celle de l’édition américaine. Ma femme dit que c’est parce que la France a une plus longue tradition de la bande dessinée que les Etats-Unis. Je ne sais pas si elle a raison.» Intitulé Vivre, le volume est un document, certes incomplet mais très intéressant sur le quotidien, les idées, les mœurs, la culture de jeunes Juifs d’Europe de l’Est avant la Shoah. Ils courent après la liberté et le savoir, après la lecture ou la musique, moyens d’accéder à l’émancipation. Certains vivent des situations familiales ou historiques plus dangereuses ou compliquées que d’autres. Certains sont politisés. Parmi ces auteurs il y a quatre filles et deux garçons. Ken Krimstein n’a pu retrouver la trace que d’une seule d’entre eux, Beba Epstein, qui a dérogé à la règle de l’anonymat.

Le Yivo suggère aux candidats, s’ils sont en manque d’inspiration, d’aborder les thèmes suivants : leurs affiliations politiques, l’amitié, la guerre, leurs amours, leur famille, les événements qui les ont beaucoup marqués. Elle les encourage à privilégier une langue simple, et à ne pas hésiter à raconter les petits riens, les choses qui ne sont même pas extraordinaires. «Mais le vrai coup de génie était que toute participation au concours serait anonyme», précise Ken Krimstein dans sa préface.

Le gagnant de ce qui se présente comme un concours resterait inconnu mais il serait récompensé par une somme d’argent. Sept cents jeunes ont joué le jeu. Annette Wieviorka note dans sa postface : «A l’instar de leurs parents, ils s’intéressent vivement à la marche du monde, dont les nombreux journaux en yiddish rendent compte, notamment les deux grands quotidiens, que sont le Moment et le Haynt. Même quand ils adhèrent à des mouvements laïcs, voire antireligieux, la Tradition imprègne leurs vies quotidiennes : Bat-Mitsvah, passage sous le dais nuptial…» On ne saura jamais qui fut l’heureux gagnant car, et cette donnée se situe à la croisée de l’ironie tragique et de l’humour juif, le prix devait être décerné le 1er septembre 1939, le jour où les nazis ont envahi la Pologne. Il ne fut jamais remis.

Francophile, Ken Krimstein était récemment à Paris pour la promotion de son livre

Francophile, Ken Krimstein était récemment à Paris pour la promotion de son livre. Il a le teint hâlé et une bouille ronde. Il est «cartoonist», comme on dit aux Etats-Unis. Longtemps il a dessiné pour The New Yorker, Punch et The Wall Street Journal. Il a été professeur à l’université mais il ne l’est plus. L’un de ses précédents romans graphiques a été traduit en français. Il s’intitule les Trois Vies de Hannah Arendt (Calmann-Lévy, traduit par Claire Desserrey, 2018), et il a été finaliste du Jewish Book Award. En ce moment Krimstein relit les épreuves de son prochain livre qui porte sur Kafka et Einstein.

Pouvez-vous retracer les étapes de ce que vous nommez «l’odyssée des autobiographies» ?

Le 24 juin 1941, les nazis envahissent Wilno et pillent la bibliothèque du Yivo, pour remplir l’Institut de recherche sur la question juive à la demande de Hitler. Des Juifs reçoivent l’ordre de trier ces archives et cachent les plus précieuses à l’abri des regards. Le 13 juillet 1944, les Soviétiques arrachent Wilno aux mains des Allemands et créent le musée juif de la ville. Ils dédient la première exposition à Staline qui, en 1949, furieux qu’Israël se range aux côtés de l’Ouest et non de l’Est, ordonne la destruction du musée. Antanas Ulpis, non Juif, fonctionnaire, et membre du Parti communiste, rassemble les trésors du Yivo et les place dans l’orgue, d’où ils ont été sortis en 2017.

Comment avez-vous été mis au courant de cette découverte ?

Par un article du New York Times titré «Trésors d’objets yiddishs sauvé des nazis et de l’oubli». Je suis parti à Vilnius et sur place j’ai été aidé par des interprètes car je ne parle pas yiddish. J’ai opéré une sélection parmi les autobiographies. Je voulais de la diversité : des religieux, des non religieux, des garçons et des filles, des jeunes plus ou moins cultivés. La diversité était facile à obtenir, mais je me suis rendu compte qu’ils étaient tous cultivés et qu’ils étaient, dans les années 1930, des adolescents assez peu différents de celui que je fus dans les années 1970 à Chicago, où j’ai grandi. Ils lisent. L’une des jeunes qui figure dans le livre a vu au cinéma la Case de l’Oncle Tom [film muet de 1927, ndlr] qui venait d’être adapté du livre de Harriet Beecher Stowe [sorti en 1852 et traduit en yiddish en 1868]. Ils connaissent les grands noms de la culture européenne, Dostoïevski, Flaubert et Freud. Ils veulent découvrir le monde, ils sont amoureux et se posent des tas de questions, comme tous les adolescents. Il arrive que leurs parents se séparent et que ça se passe très mal. Certains veulent émigrer, à cause des pogroms. C’est l’histoire de celui que je surnomme «l’Epistolier» J’ai voulu montrer que leur quotidien est difficile. Le Yiddishland, ce n’est pas seulement les chansons et les plaisanteries.

Un garçon, comme le veut la tradition, reçoit un crayon pour sa bar-mitsvah, cérémonie qui symbolise l’entrée dans la maturité. Vous aussi ?

Absolument. Cependant mes parents nous ont élevés assez loin de la religion. Nous sommes quatre enfants et ma plus jeune sœur est devenue orthodoxe. Elle habite à New York. Mon premier roman graphique abordait ce monde juif, l’observant sous un angle comique. Grâce à elle, j’avais du matériel à portée de main. Ma sœur ne m’en a pas voulu, nous avons de l’humour dans la famille, à commencer par mon père, qui est un admirateur de Jacques Tati. Mon arrière-grand-père venait d’Ukraine, mes grands-parents parlaient yiddish mais ils ont refusé de nous parler de leur passé et de leurs origines. Ils souhaitaient devenir pleinement des Américains. Si nous leur demandions d’où ils venaient, ils nous envoyaient promener, en grommelant.

Vos parents sont-ils également artistes ?

Il y a plusieurs artistes dans ma famille. Mon oncle et mon grand-oncle, qui a combattu contre les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, dessinaient. Mon père aussi. Il fut étudiant dans l’une des meilleures écoles d’art de Chicago mais il est devenu publicitaire. Moi j’ai fait des études d’histoire mais j’ai toujours dessiné. En classe j’ai eu du succès grâce à mes dessins de Santa Claus, alors que j’étais assez médiocre au base-ball.

Pourquoi avoir écrit sur Hannah Arendt ?

J’ai d’abord pensé écrire quelque chose pour les jeunes, mais j’avais déjà des enfants et ils m’énervaient tellement, parfois, que j’y ai renoncé. J’ai pensé à une biographie, parce que je suis un grand lecteur de biographies et que je m’intéresse au chemin qu’emprunte la créativité de ceux que j’admire. J’ai lu toutes les biographies des Beatles, par exemple, pour essayer de comprendre de quelle façon ils avaient travaillé. Comme j’ai fait des études de philosophie, également, j’ai pensé que ce serait intéressant de me demander, comme je le fais avec les artistes, comment venaient les idées des philosophes. Je me suis intéressé d’abord à Leo Strauss (1899-1973), né en Allemagne, spécialiste de philosophie politique, qui a été professeur à l’université de Chicago. Cette proximité entre lui et ma ville natale m’intéressait. Il était de la génération de mes grands-parents. C’est l’époque où l’on pouvait faire cours en fumant des cigarettes, vous vous rendez compte ? Puis je me suis dit qu’il faudrait que je choisisse quelqu’un de plus connu et j’ai décidé que ce serait Arendt. Strauss et elle furent tous deux des élèves de Heidegger. Je me suis aussi aperçu qu’elle avait habité près de l’endroit où nous habitions, ma femme et moi, à New York, dans l’Upper West Side – nous avons déménagé à Chicago il y a une douzaine d’années. Tout ce que je lisais sur Arendt se transformait en images dans mon esprit. En ce moment je lis David Copperfield, de Dickens. Eh bien, je mets chaque page en image, dans ma tête. La bande dessinée est selon moi la meilleure façon de raconter l’Histoire.

C’est peu ou prou ce que je pense Riad Sattouf…

Riad Sattouf ? [Ken Krimstein étouffe un cri d’admiration]. Oh mon dieu ! Je l’adore ! J’ai dit à des amis qu’il fallait lui donner le Jewish Book Award. Ils étaient étonnés, mais il faut le faire, parce que Sattouf raconte la vérité sur la façon dont on éduque les enfants en Syrie. Lui-même été en classe en Syrie. Vous savez, lorsqu’on est dessinateur, c’est difficile de représenter le Mal, je trouve. Riad Sattouf, lui, il y arrive. Ken Krimstein, Vivre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gaïa Maniquant-Rogozyk, postface d’Annette Wieviorka, Bourgois, 248 pp., 25 € ebook : 18,99€).